§. Münsterberg selon Kittler (I) : L’important est de savoir si et comment divers média dirigent l’attention inconsciente et, ce faisant, jouent « sur le clavier de l’esprit. »
Münsterberg définit le film de la manière la plus subjective qui soit, mais dans le seul but d’établir une liaison entre ce point de vue subjectif et la technique. Le cinéma est une expérimentation psychologique réalisée dans des conditions quotidiennes, qui révèle les processus inconscients de notre système nerveux central. À l’inverse, les arts traditionnels comme le théâtre, que Münsterberg (à la suite de Vachel Lindsay) prend de manière suivie comme contre-exemple, doivent toujours présupposer une perception déjà active, sur les mécanismes de laquelle il ne sera pas possible d’influer. Elles dépendent des conditions d’un monde extérieur dont elles sont l’imitation : « l’espace, le temps et la causalité. » En démontrant que le nouveau médium est complètement indépendant sur le plan esthétique et qu’il n’a pas à imiter le théâtre, Münsterberg suggère au contraire que le cinéma construit de la réalité à partir de mécanismes psychiques. Loin d’être une imitation, le film cherche à se représenter ce que « l’attention, la mémoire, l’imagination et l’émotion » accomplissent en tant qu’actes inconscients.
Pour la première fois dans l’histoire mondiale de l’art, un médium implémente le flux d’informations neurologiques lui-même. Alors que les arts ont jusqu’alors mis en forme l’ordre du symbolique ou l’ordre des choses, le film projette à ses spectateurs leur propre processus de perception – et cela avec une précision qui ne pourrait sinon être accessible qu’à l’expérimentation, c’est-à-dire ni à la conscience ni au langage.
Le passage de Münsterberg dans les studios a été fructueux. À la différence de la psychanalyse qui ne pouvait que supposer des similitudes entre le film et le rêve, sa psychotechnique peut associer un trucage cinématographique à chacun des mécanismes inconscients. Attention, mémoire, imagination, émotion : ils ont chacun leur corrélat technologique.
Parce que l’époque des média modernes caractérise chaque réalité par son rapport signal sur bruit, cette analyse débute par l’attention. « Le chaos des impressions environnantes s’organise en véritable cosmos de l’expérience par notre choix », qui peut lui-même être volontaire ou involontaire. Mais parce qu’un choix conscient établirait une séparation entre les spectateurs et le pouvoir des média, celui-ci n’est pas pris en considération. L’important est de savoir si et comment divers média dirigent l’attention inconsciente et, ce faisant, jouent « sur le clavier de l’esprit. »
§. Münsterberg selon Kittler (II) : Le gros plan objective dans le monde de nos perceptions l’acte mental d’attention, dotant ainsi l’art cinématographique d’un moyen qui transcende le pouvoir de la scène théâtrale.
Au théâtre, lorsque les mouvements des mains de l’acteur captent notre intérêt, nous ne regardons plus la scène dans son ensemble, seuls se voient les doigts de notre héros sur le revolver du crime. Notre attention s’abandonne tout entière au jeu passionné de cette main, qui devient le centre de toutes nos réactions émotionnelles. On ne voit plus les mains des autres acteurs. Tout le reste se fond dans l’imprécision générale de l’arrière-plan et la main seule révèle toujours plus de détails. Plus on la fixe, plus elle se fait claire et distincte. De ce détail jaillit l’émotion et l’émotion focalise à son tour nos sens sur ce détail. Comme si cette main devenait, le temps d’un battement de cœur, la scène entière des événements, tout le reste s’estompant. Cela ne se réalise pas au théâtre, où rien ne peut ainsi disparaître. Cette main dramatique ne représente, après tout, qu’un dix-millième de la scène, soit un petit détail. Le corps du héros et des autres personnages, la pièce entière et chacun des meubles indifférents qui s’y trouvent s’imposent toujours aux sens. Ce à quoi on ne prête pas attention ne peut brusquement quitter la scène. Chacun des changements nécessaires doit être effectué par l’esprit. C’est dans la conscience que la main s’agrandit et que l’environnement s’efface. La scène n’y contribue pas. L’art du théâtre montre là ses limites.
Ici commence l’art du film. Cette main nerveuse qui saisit fiévreusement l’arme fatale peut, le temps d’un souffle ou deux, s’agrandir et se trouver seule visible à l’écran, alors que tout le reste s’est fondu dans l’obscurité. L’acte d’attention qui s’accomplit dans l’esprit est allé jusqu’à remodeler l’espace environnant. Le détail observé est brusquement devenu le seul contenu du spectacle et tout ce que l’esprit veut ignorer est banni de la vue et disparaît. Les événements extérieurs obéissent à l’exigence de la conscience. C’est ce que les hommes de cinéma appellent « un gros plan ». Le gros plan objective dans le monde de nos perceptions l’acte mental d’attention, dotant ainsi l’art cinématographique d’un moyen qui transcende le pouvoir de la scène théâtrale.
§. Lacan / Télévision vs Poppy / A Microphone
§. Münsterberg selon Kittler (III) : La lecture d’une description dure beaucoup plus longtemps que la perception d’une image.
Ce n’est pas un hasard si le regard patient de Münsterberg, dont nous ne sommes plus capables depuis longtemps, s’attarde sur un revolver : le barillet présida à la naissance du cinéma. Lorsqu’il apparaît de nouveau dans les gros plans, le film enregistre à la fois des mécanismes techniques et des mécanismes inconscients. Les gros plans ne sont pas seulement des « objectivations » de l’attention ; en sens inverse, l’attention elle-même se manifeste comme interface d’un appareil.
C’est vrai de tous les mécanismes inconscients que Münsterberg passe en revue. Alors que tout art temporel, dans « le cas le plus banal », exige au moins que les événements passés aient été enregistrés dans notre mémoire, « le théâtre doit se contenter de suggérer ce retour en arrière à la mémoire », avec des mots, pour lesquels « notre propre matière mémorielle […] fournit les images ». Le « jargon » et la pratique des gens de cinéma disposent au contraire du flash-back qui constitue « une objectivation réelle de la fonction mémorielle ». Il en va de même pour l’imagination, comprise comme attente inconsciente ainsi que pour les associations. Le montage cinématographique, en même temps que les flash-backs et les flash-forwards, conquiert « une multiplicité de flux parallèles infiniment interconnectés ». Selon la théorie du film de Béla Balázs, que Münsterberg prolonge sans le savoir, les processus inconscients « ne peuvent pas être rendus de façon aussi concrète par les mots – que ce soient ceux du médecin ou ceux du poète – que par le montage des images. Avant tout parce que le rythme du montage peut restituer le rythme original du processus d’association. (La lecture d’une description dure beaucoup plus longtemps que la perception d’une image.) ».
§. Analyse de lisibilité de l’article « attention »
§. 00’54 (Poppy, A Microphone, 2016)
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* texte : Friedrich Kittler, extrait de Gramophone, Film, Typewriter.
* image : Analyse de lisibilité de l’article « attention » du site kittlers.media
* vidéos : Jacques Lacan, Télévision (You Tube). Poppy, A microphone, 2016.
* vignette : D.R.
* conception : Emmanuel Guez
* à v.r.