glossaire

Ce glossaire a été publié dans l’édition française de Gramophone, Film, Typewriter.
* texte : Frédérique Vargoz.

*Bruit [Rauschen]
Le concept de bruit est un concept fondamental de la théorie de la communication. Il est, avec la source d’information, le transmetteur (qui code le message), le canal, le récepteur et le destinataire de l’information, l’un des six éléments constitutifs du schéma de la communication, établi par Shannon dans son article de 1948 « A Mathematical theory of communication ». Le message transmis obéit à certaines règles (d’agencement des symboles, de syntaxes…) que le récepteur connaît et qui n’ont donc pas besoin d’être codées et transmises : la définition par Shannon de la quantité d’information ne se base donc pas sur le sens du message, mais sur sa forme, au regard des caractéristiques structurelles de la source. Le bruit au contraire est un facteur d’entropie qui introduit de l’incertitude dans la réception et la compréhension par le récepteur des informations transmises.
Ce qui est fondamental pour Friedrich Kittler, est que le bruit, au même titre que le message transmis, fasse l’objet d’un processus de chiffrement et de déchiffrement : du point de vue de la théorie de la communication en effet, la différence entre le message porteur d’une signification et le bruit n’est plus pertinente. Au sens de Shannon, un message totalement dénué de sens comme une suite de zéro et de un, générée aléatoirement, peut comporter plus d’information qu’un message signifiant.
Or cette distinction entre messages signifiants et non signifiants a également perdu de sa pertinence du point de vue des média techniques nés au tournant du XIXè siècle : le gramophone enregistre tout, même ce qui ne fait pas sens. Avec le bruit, c’est le réel, par opposition au symbolique, qui s’enregistre et se transmet. Ceci se traduira d’ailleurs dans la musique par la naissance au début du 20e siècle de la musique bruitiste (à laquelle F. Kittler fait plusieurs fois référence), regroupant des pratiques visant à subvertir la distinction entre la musique reconnue comme telle et le simple son.
Le terme désigne également en allemand des bruits étouffés et lancinants tels que le mugissement des vagues ou le murmure d’un coquillage, et F. Kittler voit dans cette polysémie l’existence d’une pensée du bruit avant sa conceptualisation, chez des auteurs tels que Maurice Renard (La mort et le coquillage) ou encore Franz Kafka. Lorsque ce sens premier est conservé par la traduction (ou est celui du texte original pour Maurice Renard), le terme allemand figure entre parenthèses.
Le « Bruit premier » de Rainer Maria Rilke traduit en revanche le terme allemand [Urgeräusch], mais là encore, F. Kittler y entend le « bruit » de la théorie de la communication.

*Médium composite [Medienverbund]
Alliance de plusieurs média. Le disque et la bande magnétique constituent ainsi le médium composite radio, le film muet et l’enregistrement sonore sur bande magnétique constituent le cinéma parlant, le film et la radio, le composite télévision. Mais sont aussi désignés comme des média composites le portrait musical de Respighi combinant partition pour orchestre et enregistrement sur gramophone ou encore les conversations de Goethe et Eckermann, « Goethe faisant jaillir son esprit en Eckermann » (F. K., GFT). F. Kittler reprend l’idée de Marshall McLuhan, selon laquelle ce sont les média qui le précèdent qui constituent le contenu d’un nouveau média (cf. M. McLuhan, Pour comprendre les média, Paris, Point, 1977).
Mais tous ces média ne sont encore que des systèmes composites partiels [partielle Medienverbundsysteme], par opposition avec le médium composite total qu’est l’ordinateur. Celui-ci traduit en effet n’importe quel médium en un autre médium par la numérisation de l’ensemble des informations jusqu’alors stockées et transmises par des média distincts (gramophone, magnétophone, téléviseur, pellicule et appareils de projection…), implémentant l’ensemble de ces média. Alors que les informations, codées selon le même système binaire, circulent par un canal unique, les différences entre les flux d’informations ne relèvent plus que du niveau superficiel de l’apparence, de l’interface.

*Conservation des traces [Spurensicherung]
Le terme de [Spurensicherung] a son origine dans les pratiques policières, où il nomme la recherche et la sécurisation des traces, afin d’établir des preuves. Une fois de plus, Kittler détourne le sens premier de ce terme, pour en faire l’opération cette fois automatisée de « conservation » des traces. On peut aussi y lire une réponse à ce « paradigme indiciaire » qu’avait retracé l’historien Carlo Ginzburg dans un célèbre article « Signes, Traces, Pistes. Racines d’un paradigme de l’indice » (in Le Débat, 1980, n° 6, Paris Gallimard), qui caractérise au cours de l’histoire humaine des sciences d’objets et d’époques très différents ( de la divination à la psychanalyse en passant par la médecine), reliées par un modèle épistémologique commun, fondé sur l’étude des indices et des traces individuels et secondaires, en dehors de tout contrôle conscient. Si Ginzburg fait remonter ce paradigme aux techniques de chasse des premiers hommes, il insiste sur le renouveau et le développement de ces démarches indicielles dans les dernières décennies du 19e siècle (en art, en médecine, mais aussi avec la naissance de nouvelles sciences telles la paléographie, la graphologie ou la psychanalyse..), alors même que se développait une tendance des sociétés à exercer un repérage et une surveillance des individus fondés sur l’enregistrement de caractères individuels de nature involontaire, considérés jusqu’alors comme des détails. C’est ainsi qu’à partir de 1879, Alphonse Bertillon, employé à la Préfecture de Paris, élabora une méthode anthropométrique d’identification, fondée sur une série de mensurations corporelles.
Pour F. Kittler, c’est bien plutôt la naissance des média techniques qui permet à ces nouvelles techniques de pouvoir émerger : la dactyloscopie de Galton et le phonographe d’Edison sont des média techniques solidaires.

*Culture populaire / haute culture [U-Kultur / E-Kultur]
Avec la distinction entre haute culture, littéralement culture sérieuse [ernsthafte Kultur] et culture populaire, littéralement culture de divertissement [Unterhaltungskultur], et son pendant, celle entre la littérature savante [E-Literatur] et la littérature populaire [U-Literatur], F. Kittler reprend une distinction conceptuelle classique de la critique littéraire allemande. Pour lui, l’invention des média techniques à la fin du 19e siècle (gramophone et film) modifie les modes de production de la littérature populaire et conduit la littérature savante à se redéfinir. Aussi longtemps que le livre avait le monopole du stockage et de la représentation du monde, lire consistait à « halluciner une signification entre les lignes ou les lettres : le monde visible ou audible de la poésie romantique » (cf. GFT, p.20). Avec le gramophone, ce qui ne pouvait que se dire, à travers le prisme du symbolique, peut désormais s’entendre. Le film lui, produit de l’imaginaire, bien plus efficacement que ne le pouvait le livre, agissant directement selon F. Kittler sur le système nerveux, les films investissant le fantastique et l’imaginaire qui avaient jusqu’alors constitué le contenu de la littérature, aussi bien sérieuse que populaire. « Avec le combat concurrentiel des média […] le symbolique et l’imaginaire se séparent » (GFT, p.230), la littérature savante, confiant sa capacité hallucinatoire au cinéma et renonçant à produire des images mentales, s’intéressera désormais à la matérialité de l’écrit, au mot comme signifiant pur, et ne feindra plus être un tremplin vers le réel. Ce qui se joue pour la littérature savante est la remise en cause d’une métaphysique de la présence (Kittler est un lecteur de Derrida) où l’écriture avait pour but de transcrire la coïncidence entre la nature et l’homme dans la parole. De son côté, la littérature populaire produit des textes « appropriés au cinéma », l’adaptation de la pièce L’Autre de Paul Lindau étant l’une des premières manifestations de cette nouvelle porosité entre la littérature populaire et l’écran cinématographique (cf. GFT, p.233). Les chansons populaires enfin, deviennent la nouvelle poésie des « non-lecteurs » (cf. GFT, p.128).

*Dérégulation de la perception [Sensory depravation]
F. Kittler fait avec cette expression référence à la thèse de Paul Virilio dans la Logistique de la perception (Guerre et cinéma, Vol.1, Paris, Éditions de l’étoile, 1984), ouvrage qui analyse comment la guerre et les armes sont, outre des outils de destruction, des moyens de « s’approprier des champs de perception » (ibidem, p.10). D’après P. Virilio, les guerres sont depuis la première guerre mondiale devenues « cinématiques » (ibidem., p.124) : la vitesse des armes, leur puissance et leur distance de feu, ne sont plus visibles à un œil non équipé. Seul le film de guerre, le grossissement téléscopique, le radar, le sonar ou plus tard la caméra à haute définition des satellites d’observation, permettent de rendre visible l’invisible. Alors que pour la perception ordinaire, il n’y a plus rien à voir, les technologies de surveillance introduisent à une réalité média-technique, à un espace-temps inédit, qui est celui où se joue l’issue des combats. La guerre ne se gagne plus par l’organisation des troupes sur le terrain et la simultanéité de leurs mouvements, mais par la seule balistique des armes de tir à répétition, commandées par des aviateurs qui ne perçoivent plus leurs cibles.

*Écriture [Schrift]
Le concept d’écriture dans Gramophone, Film, Typewriter, est à comprendre à l’aune de la lecture kittlérienne de la philosophie française dite post-structuraliste. En son sens restreint, l’écriture est un médium, que Michel Foucault, selon F. Kittler, ignore comme tel, parce qu’il n’en saisit ni la technicité, ni l’historicité, réduisant en conséquence l’archive à l’archive écrite, et dont le monopole pour le stockage des représentations humaines prend fin avec l’apparition des média techniques. Mais Friedrich Kittler comprend également l’écriture en un sens élargi, hérité de la pensée de Jacques Derrida, qui refusait le logocentrisme de la pensée philosophique occidentale, postulant la primauté de la parole sur l’inscription. L’écriture (ou archi-écriture) n’est pas la simple reproduction des paroles prononcées, puisque ni la langue ni l’écriture ne précèdent l’autre. Elle est cette différance, par laquelle s’ouvrent à la fois la temporalisation, le rapport à l’autre et le langage et qui fait dire à Jacques Derrida que toute parole, parce qu’articulée, est toujours aussi en même temps écriture (et non présence à soi).

*Frayage [Bahnung] 
Freud emploie le terme de frayage, qu’il emprunte à Exner, dans l’Esquisse d’une psychologie scientifique, pour formuler une théorie neurophysiologique de la mémoire. Il y distingue deux catégories de neurones : des neurones perméables, n’exerçant aucune résistance, qui servent de canaux à la perception, et des neurones imperméables, modifiés par le cours de l’excitation, servant de support à la mémoire. C’est à leur propos que Freud utilise le terme de « frayage » pour désigner les traces laissées par la conduction de l’information nerveuse, et modifiant leur degré de résistance. Jacques Derrida, dans son texte « La scène de l’écriture » (in Écriture et différence, Paris, Seuil, 1967 ) insiste sur le caractère métaphorique de cette description de la mémoire comme trace, qui manifeste qu’il ne peut y avoir de définition de la mémoire sans recours à l’idée de l’écriture.
Mais le phonographe nouvellement inventé et encore impropre à la fabrication en série, dépasse tous les autres média. Lui seul peut, à la différence de l’imprimerie de Gutenberg ou des pianos mécaniques de Ehrlich (selon les métaphores du cerveau de Taine et Spencer), associer les deux actions qu’une machine universelle, discrète ou non, doit pouvoir effectuer : écrire et lire, stocker et scanner, enregistrer et rejouer. En principe (même si pour des raisons pratiques Edison sépara plus tard les unités de stockage et de lecture), c’est le même style qui grave puis parcourt le sillon phonographique.
C’est pourquoi tous les concepts de trace, ce qui inclut jusqu’au concept derridien d’archi-écriture grammatologique, reposent sur l’idée toute simple d’Edison. La trace de toute écriture, cette trace de la pure différence encore ouverte entre l’écriture et la lecture, n’est qu’une aiguille de gramophone. En elle, le frayage d’une voie et le mouvement le long de cette voie coïncident. Guyau l’a reconnu : le phonographe matérialise la mémoire et la rend en cela inconsciente.

*Manipulation de l’axe temps [Time Axis Manipulation]
L’écriture alphabétique ou l’écriture musicale permettent de transformer une suite temporelle d’événements contingents en une succession spatiale de symboles, c’est-à-dire de coder la diversité infinie du réel par la succession d’un nombre fini d’éléments. Avec ce codage, s’ouvre la possibilité d’une permutation des symboles et d’une inversion temporelle : ainsi du palindrome ou du canon rétrograde de Bach susceptibles de se lire indifféremment dans un sens ou dans l’autre.
Avec les média techniques, et le stockage analogique ou digital, c’est le réel lui-même qui se code (impression du film de celluloïd, gravure du cylindre du gramophone, ou balayage électrique de l’écran de télévision) ouvrant ainsi des possibilités inédites de manipulation de la dimension temporelle du réel. Lorsque par exemple la vitesse de diffusion d’un phonographe diffère de celle de l’enregistrement, ce ne sont pas seulement les notes pures qui varient (comme lorsqu’on module les hauteurs d’un son), mais c’est le spectre des bruits dans son ensemble qui est élargi, de même que lorsque le vocodeur, en codant un flux de données acoustiques quelconques avec la courbe d’amplitude (enveloppe spectrale) d’une autre séquence de bruits après qu’une matrice de commutation a changé la fréquence de ces enveloppes au moyen d’une libre permutation, permet de changer la tessiture d’une voix ou de transformer les voix en bruits.
La spécificité des média techniques est que cette manipulation de l’axe temps est le principe même de leur fonctionnement : ainsi du film qui transforme un défilement discontinu d’images discrètes en une unité continue, ainsi de la télévision, qui pour éviter le scintillement des couleurs lors du balayage de l’écran, fonctionnait avec un décalage temporel de 1/50 de secondes entre les lignes impaires et les lignes paires, ainsi enfin de l’ordinateur, qui transforme le temps continu en unités discrètes, au rythme des cycles d’horloge de traitement des données.
Pour ce faire le codage – de l’alphabet jusqu’au traitement numérique du signal – doit périodiser des fonctions non périodiques, ouvrant la question technique des intervalles d’échantillonnage et la question ontologique de la calculabilité du réel.

*Médium [Medium]
Le terme allemand Medium est traduit par « médium », dont le pluriel est « média », afin de le distinguer des « médias » de masse.
Friedrich Kittler désigne par le concept de « médium » l’ensemble des dispositifs permettant de stocker, d’adresser (de transmettre) et de traiter des données. Si l’écriture, le gramophone, le film, la machine à écrire, la radio ou encore l’ordinateur sont les média qu’il analyse avec prédilection, le concept de médium (de transmission) peut à l’occasion désigner un « miroir » (in « Die Welt des Symbolischen – eine Welt der Maschine », in Draculas Vermächtnis. Technische Schriften, Leipzig, Reclam, 1993), les pièces de monnaie et l’alphabet « nos premiers média » (« Die Stadt ist ein Medium », in Die Wahrheit der technischen Welt, Berlin, Suhrkamp, 2013, p. 188), l’oralité ou même le secrétaire de Goethe Eckermann par laquelle la parole de Goethe devint écriture.
Avant d’être relégué au domaine du spiritisme, le terme de médium renvoie à une longue tradition philosophique. Étymologiquement, medium désigne en latin le moyen, le centre, et par extension le milieu à la disposition de tous (dictionnaire Gaffiot, 1934). Dans la scolastique médiévale, il traduit au 12e et 13e siècle la doctrine aristotélicienne du « meson » et du « metaxu » qui désignent respectivement le moyen terme et l’espace médian. To metaxu est ainsi dans la théorie de la perception de Aristote (De anima, II, 7, 419 a) le milieu intermédiaire entre les organes des sens et les objets perçus. Transparent et imperceptible à l’état potentiel, il s’actualise en adoptant une certaine qualité sensible (visible, acoustique, odorante etc.) qui est celle de l’objet. La potentialité du medium sensible est particulière, dans le sens où en vertu de sa plasticité constitutive, elle peut indéfiniment s’actualiser pour accueillir des formes nouvelles. Toute perception est l’effet d’une médiation.
Pour Aristote déjà, le medium sensible n’est pas neutre : l’opération de prise de forme est déjà une transformation de la qualité. Kittler radicalisera cette idée, quand il considérera que la réalité est foncièrement tributaire des média. Les média deviennent pour lui la condition de toute représentation et de toute communication, en même temps que le fondement matériel de toute organisation culturelle, puisque les messages sont produits par le médium et ne peuvent exister en dehors du médium.
Le concept de « médium » sédimente ainsi plusieurs usages sans s’y réduire, depuis le terme latin, jusqu’à sa reprise par le courant spiritiste (le médium est celui qui nous sert d’intermédiaire avec les esprits) et son utilisation dans le champ de la théorie de l’art pour désigner le moyen de la production artistique, et il semblait impératif de le distinguer de celui de « média » (au pluriel médias) utilisé en français pour désigner les médias de masse, presse, télévision, cinéma, radio. Il est très rare, dans Gramophone, film et machine à écrire, que « Medien » ne désigne que les médias de masse, et la présence de la marque du pluriel permet d’éviter toute équivocité.
Un tel choix orthographique se réfère également à la première édition de Pour comprendre les média de Marshall McLuhan (traduit par Jean Paré aux éditions du Seuil en 1977, la marque du pluriel sera rajoutée lors de la ré-édition de l’ouvrage), auteur auquel Friedrich Kittler fait largement référence dans son texte.
Pour éviter de possibles confusions sémantiques, nous avons emprunté à l’équipe de traducteurs des cours berlinois de Friedrich Kittler Médias optiques (dir. A. Rieber, éd. Harmattan, Paris, 2015), le néologisme « média-technique » pour traduire les termes [medientechnisch] et [Medientechnik]. Ce choix nous a paru préférable à l’emprunt au domaine de la médiumnité du terme médiumnique, ainsi qu’à l’utilisation du terme « médiatique » qui évoque immanquablement les mass-médias.

*Médium de stockage, de transmission et de traitement [Speichermedium / Übertragungsmedium / Rechnenmedium]
Le stockage est la condition sans laquelle on ne peut parler de médium, et à ce titre l’écriture est un médium (uniquement de stockage), mais non le miroir qui ne fait que transmettre (mais les textes de F. Kittler se contredisent sur ce point). Le disque est un médium de stockage, qui trouvera dans la radio son indispensable médium de transmission.
F. Kittler distingue les média analogiques, qui ne traitent pas les données enregistrées (gramophone, radio, microphone, photographie), des média discrets ou digitaux qui décomposent l’information pour la simplifier, avant de la transmettre en éléments discrets (écriture, télévision, ordinateur). L’ordinateur est le dernier de ce que Friedrich Kittler nomme les média composites : média composite absolu, connexion de tous les média antérieurs mais aussi disparition de ces média par le traitement digital de leurs signaux.

*Média techniques [Technische Medien]
Le gramophone et le film sont des média techniques, qui ne se contentent pas de reproduire la réalité, mais agissent sur le réel et produisent une autre réalité. Les média techniques s’opposent de ce point de vue au médium symbolique qu’est l’écriture. La possibilité d’enregistrer des sons, des images ou des couleurs, plus généralement des données, en deçà de toute interprétation (ainsi du gramophone qui enregistre sans distinction les bruits ou les voix), voire en deçà de toute perception, modifie le système d’écriture jusqu’alors fondé sur l’interprétation. La littérature n’a plus alors qu’une alternative : renoncer à l’imaginaire et à la simulation du réel, pour considérer les mots dans leur matérialité (ce qui relève selon F. Kittler de la littérature savante) ; ou produire des romans directement adaptables au cinéma ainsi que des chansons populaires.

*Rétroaction (ou feedback) [Rückkoppelung ou Rückmeldung]
La rétroaction est un mécanisme par lequel l’information de sortie d’un système (de traitement de signaux ou d’informations) agit en retour sur la commande du système. Il permet de rapprocher le comportement d’un système d’un mouvement prescrit, en utilisant la différence entre les deux comme une nouvelle donnée de commande. La cybernétique a mis en évidence le rôle central de la rétroaction dans les systèmes de commande. Selon F. Kittler, l’explication physiologique, à l’aide du modèle des boucles de rétroaction, de facultés jusqu’alors considérées comme proprement humaines car conscientes, (ainsi par exemple la dissociation par Adolf Kußmaul du « je parle » et du « je pense » dans « Les Troubles de la parole » de 1881) et la naissance des média techniques (gramophone, film et machine à écrire) au début du 19e siècle, coïncident. Si le gramophone put être inventé, ce ne fut pas tant grâce à un progrès technique, mais du fait d’un changement de paradigme de l’esprit humain : l’âme devint système nerveux, et le système nerveux un ensemble de flux de messages auxquels la neurophysiologie de l’époque commençait à s’intéresser.
Étape ultime, l’introduction, avec les ordinateurs de boucles de rétroaction dans le traitement de l’information, signe l’avènement de machines-sujets, capables de se donner elles-mêmes leurs instructions en fonction de la réalisation (ou non) d’une condition prédéterminée, ce qui est la définition même de la subjectivité (ce que F. Kittler montre par exemple pour le langage, cf. GFT, p. 422-423)

*Symbolique, réel, imaginaire [Symbolisch / Reel / Imaginär]
C’est dans une conférence prononcée le 8 juillet 1953 que Jacques Lacan distingue pour la première fois le réel, l’imaginaire et le symbolique, montrant comment la satisfaction des désirs passe par un déplacement de la satisfaction du réel à l’imaginaire et analysant le rôle de la psychanalyse comme réappropriation symbolique de l’imaginaire. Pour Jacques Lacan, le passage de l’imaginaire (dont la matrice est l’expérience spéculaire où l’enfant, qui n’a pas encore conscience de lui-même, s’éprouve, hors de lui-même, dans l’image, comme totalité) au symbolique, le réel étant ce qui échappe à toute symbolisation, est le processus même de l’émergence du sujet.
Pour F. Kittler, l’imaginaire, le symbolique et le réel sont les registres de détermination média-technique de celui « que l’on appelle l’homme » depuis l’invention des média techniques.
Avec la machine à écrire, le symbolique n’est plus le flux continu de l’expression d’un sujet, mais la production par sélection d’un système fini de lettres discrètes, organisées par des espaces. Il est une syntaxe purgée de sémantique, tel que le concevait Jacques Lacan.
L’imaginaire, pensé par les écrivains romantiques comme ce qui était halluciné par le sujet-lecteur entre les lignes, est désormais implémenté par le film, qui reconstitue par échantillonage et montage une totalité captée de manière discontinue et agit directement sur le système nerveux, remettant ainsi en cause la primauté du symbolique sur l’imaginaire.
Le réel enfin, qui ne pouvait jusqu’alors s’écrire qu’en passant à travers le prisme de la signification, se grave sur le cylindre du phonographe, en deçà de toute perception visuelle et de toute possibilité d’interprétation.
Après l’écriture manuscrite, à travers le film, le phonographe et la machine à écrire, les média implémentent un psychisme humain découplé de toute intentionnalité et de toute conscience.

*Transmission ou transfert [Übertragung] 
Avec ce terme, F. Kittler inscrit sa pensée au confluent de la cybernétique, de la théorie de la communication et de la psychanalyse. La théorie de l’information de Shannon et Weaver s’articule autour de la question de l’efficacité du codage du message, qui n’est rien d’autre que la condition de la transmission de l’information d’un émetteur à un récepteur, qui doit pouvoir la décoder. Et si celle-ci néglige la prise en compte du canal physique de transmission, la notion de bruit réintroduit cette dimension en suggérant une perturbation du code par le réel. La cybernétique, théorie de la communication et de la commande au sein des systèmes, s’articule autour d’une théorie du message et de la transmission de l’information.
Mais la transmission désigne également pour la psychanalyse la manière dont des représentations passées se substituent à des représentations présentes (et sur le plan physiologique décrit par Frend dans son Esquisse d’une psychologie cité par Kittler, la manière dont les neurones du souvenir se délesteraient de leur charge sur les neurones de la perception) en particulier dans la relation de l’analysé à l’analyste, le premier adressant au second un désir autrefois adressé à une autre personne mais qui n’avait pas reçu de réponse.
Dans les rares cas où, en raison du contexte, il nous a paru préférable de traduire Übertragung par « transfert », le terme allemand est mentionné.

*Sensorialité de substitution [Ersatzsinnlichkeit]
La production de sensorialités de substitution constitue selon Friedrich Kittler le mode de fonctionnement du système d’inscription dominant en Allemagne de 1800 à 1900, ce qu’il appelle « l’époque de Goethe ». La langue, est alors le médium universel, seul médium de représentation et de stockage de la réalité. En 1800, des bouleversements sociaux (mise en place d’une scolarité obligatoire, évolution du rôle et du statut de la femme) font émerger une nouvelle conception de la langue et de la lecture, une nouvelle epistémè, que F. Kittler décrit dans son ouvrage Aufschreibesysteme 1800-1900 [Systèmes d’inscriptions 1800 1900] (Munich, Fink, 1985). Ce système d’inscription se fonde sur la mise en place d’une nouvelle pédagogie, la méthode phonétique, introduite entre autres en Allemagne par le pédagogue Heinrich Stephani, et qui succède à une alphabétisation jusqu’alors basée sur l’apprentissages des lettres et la décomposition des mots en lettres. La [Lautiermethode] au contraire débute paradoxalement non par la lecture, mais par la parole et la prononciation par les enfants de sons élémentaires, devant de surcroît offrir un sens connu. L’idée est que les sonorités familières prononcées sont d’autant plus facilement retenues qu’elles sont porteuses d’affects. Les « ah », « ma », « pa », « ba », « am », « an » des manuels d’alphabétisation ne sont pas alors conçus comme des combinaisons aléatoires de lettres, mais des signifiés, des phonèmes immédiatement porteurs de sens, qui se rapportent aux balbutiements des enfants ou aux premiers mots entendus. Les signifiants ne sont plus appris pour eux-mêmes, mais comme simples canaux d’un sens qui existe indépendamment d’eux, et la compréhension n’est plus celle des lettres dans leur matérialité et leur épaisseur, mais celle d’un sens qui leur préexiste.
Telles sont ces sensorialités de substitution, que la langue, unique médium, produit. L’écriture ne peut enregistrer les sons ou les images, mais elle les fait naître dans l’imaginaire du lecteur. Lire, c’est halluciner entre les lignes, un monde visible et audible, c’est faire naître, par le médium de l’écriture, le rêve d’un monde réel, pensé comme vérité ou comme Esprit, au-delà des mots.
Ce sens, cette voix, qu’il faut débusquer derrière les lettres, est pour F. Kittler celle de la mère, instance centrale (et thématisée par les pédagogues) de ce nouveau système d’inscription, chargée de parler pour faire parler et lire l’enfant. C’est d’abord la mère ou la nature qui font parler, dans le manque d’une présence que les mots cherchent à instituer.
La naissance des média techniques, en permettant l’enregistrement de ce qui ne pouvait pas s’écrire mais seulement s’halluciner, fait disparaître ces [Ersatzsinnlichkeiten], pour faire naître d’autres dérégulations perceptives, désormais au cœur même de notre système nerveux.