§. Le gramophone-superman et l’irréversibilité du temps
La manipulation de l’axe-temps (ou « Time-Axis Manipulation« ), principe même du fonctionnement des média techniques, offre une série de possibilités auxquelles les humains n’avaient pas accès jusqu’alors. Dès les premiers usages du gramophone, les opérations simples de la grammaire de la musique média-technique sont posées : découpage, montage, mixage, inversion, accélération, inversion ou ralentissement de la vitesse d’enregistrement et de la lecture… Du phonographe à l’ordinateur, en passant par le magnétophone, le tourne-disque et le multipiste, de la musique concrète à la techno, en passant par l’ère psychédélique, la création musicale média-technique fait découvrir à l’humain une nouvelle manière de penser le temps.
La réversibilité du temps, purement théorique dans les sciences de la nature classique, puis condamnée par la formule gravée sur la tombe de Boltzmann au cimetière central de Vienne, est devenue grâce aux média techniques une réalité – tout au moins pour la matière de l’art. Selon la physique statistique, l’entropie règne dans la nature, y compris dans la théorie de l’information de Shannon, mais cela n’empêche pas les Beatles, dans l’esprit – ou comme aboutissement des recherches menées par Pierre Schaeffer, John Cage et les Twenty-Five Pages d’Earle Brown, d’inventer Rain, Revolution 9 et le backmasking que ne manqueront pas d’explorer les Pink Floyd et Frank Zappa.
Mais bien avant cela du gramophone émerge la possibilité d’un retour vers des traumas vécus dans le passé.
De là advient la possibilité d’une écoute particulière, celles des bruits de la conscience – au-delà ou en-deça du signifié et du dire.
De là, selon Friedrich Kittler, naît la psychanalyse selon Sigmund Freud.
De là naît la possibilité d’un aller vers l’envers du monde : l’occultisme selon Aleister Crowley.
De là naît une littérature sans queue ni tête, sans début et surtout sans fin, à l’image de Finnegans Wake, roman lisible à l’endroit comme à l’envers, tant le wake – la veillée vers l’au-delà ou l’éveil – est le chemin qui conduit à la résurrection.
De là, plus tard, bien plus tard, à l’époque du weblog antéchronologique, surgit la possibilité d’une écriture sens dessus dessous, à l’image de Only Revolution de Mark. Z. Danielewski.
De là, enfin, s’imagine un espoir secret, celui d’un retour vers le passé (H. G. Wells, Isaac Asimov, Poul Anderson) ou le futur (Robert Zemeckis). Sans doute est-ce là, avec l’immortalité (le temps) et la téléportation (encore le temps), l’un des derniers chantiers pour l’humanité, après que celle-ci a satisfait son désir de conquérir l’espace, de produire des intelligences et des sociétés nouvelles – habitations, monnaies, écritures. Comme l’écrit Isaac Asimov, il y eut, dans la littérature du 20e siècle, « un thème [qui] revenait souvent, celui de l’homme qui remonte le Temps pour tuer son propre grand-père enfant » [37]
[37] Isaac Asimov, La fin de l’éternité, Paris, Denoël, 1967, p.153.
Moins atomiques ou kryptonitiques qu’elles n’y paraissent, les révolutions de Superman sont en réalité les filles d’Edison, autrement dit d’Eros et Thanatos.
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* texte : Emmanuel Guez
* film et vignette : Richard Donner, Superman,1978.