« Là où la pensée doit cesser, débutent les blueprint, les schémas de connexion, les normes industrielles. Ils transforment (en étant fidèle à Heidegger) la relation de l’être à l’Homme, qui n’a plus d’autre choix que de devenir le lieu de leur éternel retour » (F.K, GFT)
§. L’auteur et la dactylographe
Pour les auteurs de l’Anti-Oedipe, comme pour Friedrich Kittler, il revient à Jacques Lacan d’avoir découvert et exploré un code de l’inconscient des machines désirantes. Selon ce dernier – et cela n’a pas échappé non plus à Gilles Deleuze et Félix Guattari – l’écriture alphabétique encode les corps – et donc le désir – en signes. « Produire du désir, telle est la seule vocation du signe, dans tous les sens où ça se machine » [65]. Mais, chez Kittler, puisque rien n’existe qui ne puisse être enregistré, encodé et transmis, le corps sensible est fabriqué. Ainsi, en 1800, dans un monde plein de sons vivants [66], l’écriture obéit-elle à une boucle : les auteurs, tous des mâles selon Kittler, écrivent à destination des femmes, qui vont apprendre aux futurs auteurs à domestiquer les sons de la langue (allemande). Ainsi dans ce rapport de désir œdipien entre l’auteur et sa lectrice se construit la langue d’une nation. Mais, en 1900, changement de système d’inscription. L’écriture passe par la machine à écrire. « L’écriture à la machine marque la désexualisation de l’écriture, qui perd sa métaphysique et devient traitement de texte » (GFT). Tandis qu’il n’y a plus d’auteur au sens où le système 1800 l’entendait – ce poète qui transformait ses manuscrits en imprimés –, les femmes deviennent écrivaines [67].
[65] Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p.47.
[66] Cf. Friedrich Kittler, Aufschreibesysteme 1800-1900, Munich, Fink, 1985.
[67] Emmanuel Guez, Frédérique Vargoz, « La mort de l’auteur selon Friedrich Kittler« , Appareil, n°19, 2017.
Le passage d’une écriture faite de mots à une écriture à partir d’un stock de caractères produit l’industrialisation de l’écriture et la fin de la métaphysique tandis que dans le même temps elle produit l’émancipation de la femme. L’écrivain, à l’image de Lillian Sholes, la fille de Christopher Latham Sholes et probablement la première dactylographe de l’histoire, est désormais une écrivaine, c’est-à-dire une dactylographe. De son côté, l’auteur n’est désormais rien sans sa secrétaire ou sa machine à écrire, par qui se reconfigure la composition masculin-féminin. Contraint d’abandonner l’usage de sa Malling-Hansen, Nietzsche « fera usage » de ses secrétaires , non pour leur faire l’amour mais pour leur faire écrire. « Nietzsche et ses secrétaires, aussi éphémère et tombé dans l’oubli que cela ait pu être, ont introduit un prototype dans le monde. Le traitement de texte est aujourd’hui l’affaire de couples, qui écrivent l’un avec l’autre au lieu de coucher l’un avec l’autre » (GFT). Désexualisée et machinée, l’écriture donne désormais lieu à un mariage à trois. Cela n’aura pas échappé à Turing, qui en tirera le fameux test.
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* texte : Emmanuel Guez
* vignette : D.R.