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Interface - Friedrich Kittler

§. interfaces/surfaces

« Nos actuels systèmes de média composites distribuent seulement des mots, des bruits et des images, tels que les individus peuvent les envoyer et les recevoir. Mais ils ne les calculent pas. Ils ne délivrent pas de signaux de sorties qui, par l’intermédiaire d’un ordinateur, peuvent transformer un algorithme quelconque en de quelconques effets d’interface, à en faire perdre les sens aux utilisateurs ». (F.K., GFT)

« Sons et images, voix et textes n’existent plus que comme effets de surface, au doux nom (destiné aux consommateurs) d’interface ». (F.K., GFT)

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Chez Kittler, le concept d’interface désigne une simulation et une dissimulation.

Par exemple, l’écran n’est que le résultat d’équations mathématiques. Par anticipation, Kittler porte une critique sévère envers toute théorie qui voudrait comprendre les effets culturels, anthropologiques, sociologiques, psychologiques, etc. de l’ordinateur à partir de l’écran. Comme la télévision, le médium ordinateur ne relève plus de l’optique, c’est-à-dire, selon Kittler, du soleil. S’il « est possible de tenir un rouleau de pellicule devant le soleil et de voir ce que chaque image montre » [47], on ne peut plus visionner, mais seulement intercepter, les signaux électroniques de la télévision. Il en est de même pour l’ordinateur, qui n’a d’ailleurs pas été conçu pour traiter l’image, mais des chiffres.

[47] Friedrich Kittler, Médias optiques, trad. sous la dir. A. Rieber, Paris, L’Harmattan, 2015, p.258.

Pour le dire en quelques mots, on ne « voit » pas selon les écrans, on ne « pense » pas selon les écrans. Il n’y a pas d’être de l’écran, il n’y a que le traitement des suites infinies de bits par un microprocesseur, qui symboliquement se traduisent en code – lequel est  toujours aussi une interface plus ou moins éloignée des bits d’information. Il n’y a que de l’électricité, des mathématiques, de la physique, des structures et des infrastructures matérielles. Et c’est aussi pour cela que l’art numérique – en tant qu’art des interfaces, n’existe que dans la tête des institutions culturelles qui réduisent l’ordinateur à l’écran et à un certain type d’écran en particulier.

L’interface comme simulation a permis d’introduire une dissimulation. En faisant comme si elle était l’ordinateur lui-même – c’est-à-dire ce qui agit sur la perception et la pensée – elle le fait disparaître derrière elle. Dans ses conférences des années 1990 [48], Kittler insiste sur les matérialités (ici le hardware) agissant comme conditions de toute écriture. Il montre alors que, dans l’économie du logiciel, ce qui est couramment appelé « interface utilisateur » n’a pas d’autre but que de maintenir l’utilisateur à distance du hardware contrôlé et verrouillé par les industries dominantes de l’informatique (dans les années 1980, Microsoft et Intel). Kittler nous rappelle ici la figure de l’iconoclaste, saisissant, selon Jean Baudrillard [49], que l’image de la divinité fait disparaître le divin.

[48] Cf. Friedrich Kittler, Mode protégé, Dijon, Les Presses du réel, 2015.
[49] Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 

Pour Kittler, enfin, l’interface ne peut simuler l’ordinateur qu’en tant que connexion psycho-physique [50]. Ce qui relevait de l’imaginaire des formes relève désormais des flux discrétisés des média techniques qui produisent la sensibilité et déterminent – sans aucune incertitude – la réalité du soi-disant « homme ». Comme médium composite intégrant – et digérant – tous les média, l’ordinateur agit lui-même déjà comme « interface générale entre des systèmes d’équations et la perception  sensorielle, pour ne pas dire la nature » [51]. Aussi l’interface chez Kittler n’est-elle pas seulement un artefact [52] mais aussi un effet opérant, non comme reproduction d’une réalité quelconque (ou comme dévoilement d’une vérité) , mais comme une traduction [53].

[50] Cf. Caroline Bassett, « Starring into the Sun », in S. Sale & L. Salisbury (éd.), Kittler Now, Cambridge, Polity, 2015, p.196.
[51] Friedrich Kittler, Médias optiques, p.260.
[52] Contrairement à ce que soutient Alexander Galloway, The Interface Effect, Cambridge, Polity Press, 2013.
[53] Friedrich Kittler, Médias optiques, p.261.

Interface - Friedrich Kittler

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* texte : Emmanuel Guez
* œuvre et vignette : Quentin Destieu, À cœur ouvert, 2017.