art

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§. Kittler et l’art

Dans ses ouvrages majeurs, Friedrich Kittler parle assez peu de l’art. ll n’en développe pas moins, dans Médias Optiques [54] et les conférences de la même période (fin des années 1990 – début 2000), une théorie de la fin des beaux-arts, qu’il attribue à l’émergence des média optiques, et une esthétique de l’invisible comme effet du médium numérique [55]. Avec l’ordinateur l’image devient un simple output (graphique et interfaciel) tandis que « ce qui est ne se donne pas à voir ». C’est alors tout naturellement que Kittler confie à l’artiste la fonction de faire apparaître ce qui n’apparaît pas (l’algorithme, le programme, le calcul) [56], selon une esthétique qui ne diffère pas de l’élégance mathématique. L’artiste est en quelque sorte un traducteur du réel numérique et mathématique [57]. Kittler en reste donc à une conception de l’art comme producteur d’effets de surface, graphique, uni-, bi-, puis tri-dimensionnelle. Il est alors aisé de comprendre pourquoi l’art ne l’intéressait pas. L’accès au réel ne se fait pas par l’art mais l’électronique et l’informatique (ce qui explique pourquoi Kittler était lui-même devenu programmeur). Une conception de l’art très banale au 20e siècle, à cette exception près qu’avec Kittler,  pour le situer par rapport à Paul Klee et Martin Heidegger, le réel a changé de nature.

[54] Friedrich Kittler, Médias optiques. Cours Berlinois 1999, trad. sous la dir. A. Rieber, Paris, L’Harmattan, 2015.
[55] Ces deux thèses de Kittler sont admirablement analysées par Audrey Rieber, dans « La Fin de l’art selon Friedrich Kittler« , in Appareil, n°19, 2017.
[56] Kittler inverse, comme le souligne Audrey Rieber, l’ordre de l’histoire mondiale de l’image selon Vilém Flusser.
[57] Par exemple, la fonction (fougère) de M. Barnsley dont on trouvera un programme en C dans Musik und Mathematik, I, 1, Munich, Fink, 2006. p.300-301.
Cette conception de l’art a fait l’objet d’une publication. Cf. Walter Seitter, Michaela Ott, Friedrich Kittler, Technik oder Kunst ?, Wetzlar, Pandora, 2012. La fougère de Barnsley sert de leitmotiv à l’ouvrage.

§. L’art et Kittler

S’il est vrai que ce que l’on appelle, à tort, l’art numérique a largement été un art de l’interface (surtout dans les années 1980-90), d’autres artistes ont pour le moins pris un tout autre chemin. Celui-ci ne consiste pas tant à traduire qu’à ausculter le médium ordinateur. Il ne s’agit plus de produire des fictions (les média techniques ont rempli ce rôle depuis longtemps), ni de générer de « belles » images mathématiques, ni même de configurer les sens (ce qui fait que les ingénieurs de Adobe et Apple sont aussi des artistes numériques), mais de saisir la logique interne des média techniques et du médium ordinateur, dont il faut dire qu’il est devenu un réseau mondial depuis les  années 1980, comme le rappelle la première page de *gft.

L’auscultation de cette logique conduit à s’emparer du réseau mondial et de son accaparement par le capitalisme, de l’émergence et l’obsolescence des média, de la guerre et du chiffrement, du bégaiement et du bug des machines, de la surveillance et de l’identification, des bots traders et des conditions d’extraction du Coltan, aujourd’hui de la blockchain et des poubelles technologiques. Il est davantage ici question d’Intel, du Minitel et de la NSA – qui préoccupait tant Kittler [58] – que de la fougère de Michaël Barnsley. En faisant de cet environnement médiarchique son premier matériau et de la logique des média son sujet, cet art – aussi appelé médiarchéologiste – est plus politique qu’infographique. En quelque sorte, il semblerait que la pensée de Friedrich Kittler ait été dépassée par son propre effet.

[58] Friedrich Kittler, Médias optiques, trad. sous la dir. A. Rieber, Paris, L’Harmattan, 2015, p.261.

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*texte : Emmanuel Guez
*œuvre : Emmanuel Guez, Texte sous hypnose à copier-coller, 2017

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