selectric – la machine de k.

§. Sphères

C’est en la personne de F. Nietzsche que F. Kittler trouva son Doppelgänger – ou Zwillingsbruder. Le premier acquit une Malling Hansen en 1881. Sous l’effet de sa machine, conçue pour les malvoyants de telle sorte qu’il était possible d’écrire les yeux fermés, le style de Nietzsche devint aphoristique ou télégraphique, pour reprendre l’expression de son ami Heinrich Köselitz, cité par Kittler. L’auteur du Gai Savoir en était conscient et le concèdait volontiers : « Nos outils d’écriture participent à l’élaboration de nos pensées » [61]. De son côté, Kittler utilisait une Selectric II [62]. Produite par IBM et commercialisée à partir de 1961, la Selectric fut conçue dans un tout autre but que la Malling Hansen. IBM voulait permettre aux utilisateurs – aux utilisatrices, pour reprendre le leitmotiv de Kittler – de changer facilement de stock de caractères, autrement dit, de passer aussi facilement d’une langue à une autre que de police de caractères. Pour cela, il suffisait de changer la boule. Du médium prothétique  au médium Babel [63] – de Nietzsche à Kittler –l’écriture média-technique, pour ne pas dire moderne, fut donc une affaire de boules, ou si l’on préfère, de sphères.

[61] Friedrich Nietzsche, « Lettre de fin février 1882 », in Briefwechsel, III-1, G. Colli et M. Montinari (éd.), Berlin, Walter de Gruyter, 1975-1984, p. 172.
[62] Nous tenons cette information de l’épouse de Friedrich Kittler, Madame Suzanne Holl.
[63] L’image de l’ordinateur comme tour (de Babel) – composé de couches – est une image particulièrement développée dans deux conférences de Kittler. Cf. Friedrich Kittler, Le Logiciel n’existe pas, p.32 et Mode Protégé, p.68 in Mode protégé, trad. F. Vargoz, Dijon, Les Presses du réel, 2015.

§. Trois effets hypothétiques de la Selectric II sur *gft

Comment donc, la Selectric II participa à l’élaboration de la pensée de F.K. ?

Premier effet hypothétique : le style de Kittler. Friedrich Kittler a subi les mêmes critiques que Marshall McLuhan : approximations, inexactitudes, un style, ou plutôt des styles, comprenant de nombreuses ruptures, ellipses, familiarités, répétitions, quand il ne s’agit pas d’une analyse délirante. Les leçons berlinoises, regroupées sous le titre de Médias Optiques,  semblent brûler les yeux des historiens de l’art (le passage sur la lanterne magique est à ce titre exemplaire). Pourtant, ce n’est pas un hasard si Kittler «écrit» de cette manière. Le style – ou plutôt la stratégie d’écriture – de Kittler porte l’empreinte de son interrogation sur les conditions de possibilités de l’écriture. Cherchant à sortir d’une boucle beckettienne – comment continuer  à écrire sur les conditions de l’écriture – Kittler adopte le style de sa machine à écrire. Tantôt imprimé, analogique, le style est normé à la mode universitaire. Tantôt oral, sonore et musical, numérique, il apparaît comme une succession de slogans à la McLuhan, d’aphorismes à la Nietzsche, prédisposé au kittlerbot.

Deuxième effet hypothétique : la logique ananumérique de Kittler. Dès les années 1960, l’industrie de la machine à écrire chercha à faire passer l’écriture de l’analogique au numérique. Contre toute attente, l’International Business Machines Corporation, premier producteur mondial de calculateurs numériques et d’ordinateurs et inventeur du disque dur en 1956, prit avec la Selectric le chemin inverse. Si l’information de l’orientation de la boule de la Selectric, qui contenait tous les caractères possibles sur 360 degrés, était numérique – la boule ne pouvant recevoir que deux informations, rotate ou tilt, pour imprimer le bon caractère –, la boule tirait en revanche son mouvement d’un système uniquement mécanique, fait d’un balancier et de tringles, l’électricité n’intervenant qu’au niveau du moteur.  La Selectric II constitue la preuve même qu’il n’y a pas lieu d’opposer l’analogique au numérique, et qu’il n’y aucune antécédence ontologique et historique entre l’un et l’autre. Ce n’est donc pas un hasard si  Kittler défend l’idée qu’il n’y a pas à proprement parler de rupture entre le gramophone, le film, la machine à écrire d’une part et de l’autre l’ordinateur – ce médium de tous les média. Pour Kittler, la rupture – si rupture il y a – n’a pas lieu entre l’analogique et le numérique mais entre le système d’inscription 1800, où, pour le dire très rapidement, l’écriture est faite de signifiés, et celui de 1900, où elle est constituée de signes discrétisés et sans significations.

Troisième effet hypothétique : La place de l’ordinateur dans *gft.  Dans la majeure partie de l’ouvrage, il n’est question que de vieux appareils à enregistrer, stocker et manipuler des données sonores, des images et des caractères. L’ordinateur lui apparaît au début – dans l’introduction – et à la toute fin. Ce n’est pas un hasard si  l’ordinateur encercle l’ouvrage-boule *gft.  Toute la culture occidentale – écriture, chiffre, musique – s’appuie dès son origine – que Kittler situe, comme la plupart des philosophes allemands, chez les Grecs – sur le codage du réel et sur la numérisation de ce code. Autrement dit, le numérique était déjà là chez les Grecs, lorsqu’ils « inventèrent » un alphabet complet (avec les voyelles) dont chaque lettre, venant désigner un chiffre, peut devenir manipulable. La nouveauté au début du 20e siècle n’est donc pas l’invention du « numérique », mais le fait que cet encodage se fasse désormais par des appareils techniques (gramophone, film, typewriter), dont l’ordinateur et son code binaire ne sont que l’aboutissement.  Au 21e siècle, nous nous situons donc à la fin d’une histoire. Quant à la nature de la nouvelle ère, nous ne la connaissons pas encore. À moins qu’il n’y ait tout simplement pas de nouvelle ère.

§. Appendice : La boule d’IBM, le digit et la french theory 

Avec un MacBook Pro – Retina, mi-2012 – muni d’un processeur 2,3 GHz Intel Core i7, sous macOS Sierra – version 10.12.5, avec WordPress – version 4.7.5, avec une connexion au réseau Internet, avec le routeur de mon fournisseur d’accès, avec la technologie Wi-Fi normée IEEE 802.11, avec un Modem Samsung, avec le navigateur Google Chrome Version 60.0.3112.90, avec l’infrastructure d’Ovh – l’hébergeur de ce site – et ses serveurs, j’écris et publie ces lignes. Avec en l’esprit la possibilité de réviser ce texte jusqu’à la fermeture de ce site. Avec la possibilité de copier-coller-publier n’importe quel texte, image, son. Avec la possibilité – en antidatant les articles de déjouer l’antéchronologie. Combien de sites y a-t-il dans ce site ? Combien de redirections et de passages ? Combien d’auteurs. Ici commence le jeu. L’enquête – en acte – devient mode d’écriture et lecture. Alors – par un retour souterrain – de nouveau la lecture retrouve la main et le doigt bannis de la littérature. Clic clic clic – le stock de caractères de la Selectric est indifférencié, n’impose aucune linéarité et ne repose sur aucune hiérarchie – dans la Selectric il n’y a pas de premier caractère. Il n’y a pas de premier article, pas de premier auteur. C’est la raison pour laquelle la boule d’IBM pouvait convenir aussi bien à l’AZERTY qu’au QWERTZ – à la French Theory qu’à Friedrich Kittler.

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* texte : Emmanuel Guez
* œuvre et vignette : Jan Robert Leegte, Portrait of a web server, 2013.

[Edition et note] Portrait of a web server est-il une oeuvre d’art internet ou un film de et sur la machine d’écriture Apache ?