zuse (r/z – partie 2)

§. Si les plus modernes…

« Si les plus modernes des machines de von Neumann (disposant de programmes en mémoire et d’une unité de calcul) fonctionnent plus vite, elles ne fonctionnent pas différemment dans leur principe du modèle infiniment lent de Turing. En outre, si un ordinateur peut ne pas être une machine de von Neumann, tous les appareils de traitement de données concevables ne peuvent être que des états N de la machine universelle à états discrets. Alan Turing le prouva mathématiquement en 1936, deux ans avant que Konrad Zuse à Berlin ne bricole le premier calculateur programmable à partir de simples relais électro-mécaniques. À partir de là, le monde du symbolique devint effectivement un monde de la machine » (F.K., GFT).

§. 1951

Une année faste. Cinq ans après la construction du premier ordinateur Turing-complet, l’ENIAC, qui sert de calculateur à la balistique américaine, Herbert Eimert fonde le Studio für elektronische Musik à la radio de Cologne. À Paris, l’ingénieur et homme de radio Pierre Schaeffer crée le Groupe de Recherche de Musique Concrète.

§. 1955

Avec la deuxième génération d’ordinateurs munis de transistors, le physicien et auteur viennois Herbert W. Franke produit les Oscillogrammes pendulaires, première œuvre plastique numérique connue. Suivent les travaux des artistes et ingénieurs Michael Noll, Frieder Nake, Georg Nees…

§. 1965

Alors que les mouvements de l’art optique et l’art cinétique sont à la mode à Paris et dans le monde de l’art en général, Georg Nees utilise une machine à dessiner Graphomat Z64, que Siemens avait achetée l’année précédente à Zuse KG [15], et réalise dans la plus grande confidentialité une série d’impressions qu’il expose à la Studien Galerie de l’université technique de Stuttgart. Il s’agit de la première exposition d’art numérique connue. Georg Nees est un étudiant du professeur de philosophie Max Bense, auteur en 1949 de Die Mathematik in der Kunst.

[15] Zuse KG inventa le premier ordinateur électromécanique, le Z3 conçu à Berlin de 1937 à 1941 par son fondateur Konrad Zuse à des fins multiples. Dans une note de de 1942, le Z3 était censé pouvoir calculer le degré d’affinité entre des individus, optimiser la recherche généalogique et raciale des personnes, permettre la recherche médicale. Il contribua au profilage des bombes téléguidés Henschel.

« Il s’en fallut de peu, écrit F. Kittler, que le calculateur binaire de Zuse n’ait été en charge, dès le début, de la programmation des missiles en vol libre, au lieu de ne croiser que les derniers moments du destin des V2 sous les falaises du Harz. La liste des tâches dont le centre militaire de Peenemünde chargea en 1939 les universitaires allemands incluait en effet (en plus des accéléromètres intégrés, des dopplers-radar ou des calculateurs aéro-mécaniques, etc.) aussi et très clairement ce que Werner von Braun nommait « la première tentative de calcul numérique électrique ». L’arme devenue sujet avait besoin d’un cerveau à sa hauteur » (F.K., GFT).

§. 1959

Un autre étudiant de M. Bense, un jeune informaticien nommé Theo Lutz, dans le même lieu et dans la même université, créé avec un Zuse Z 22 une base de données contenant 16 sujets et 16 prédicats extraits du Château de Kafka et programme la première œuvre littéraire [16] produite avec un ordinateur numérique : Stochastische Texte. Le style en art devient affaire de code, de commutation et de flux [17].

[16] Il est vrai que, comme le rappelle Noah Wardrip-Fruin, la première œuvre de littérature numérique pourrait être les Lettres d’amour, nées de la rencontre entre Alan Turing et Christopher Strachey. Programmées en 1952 sur l’ordinateur chéri par Turing, le Mark I de Manchester, plus connu sous le nom de M.U.C., les Lettres d’amour paraissent en 1954 dans la revue conservatrice  Encounter  (“The Thinking Machine”, Encounter, Octobre1954, p. 25-31). Cf.Noah Wardrip-Fruin, “Digital Media Archaeologies: Interpreting Computational Processes”, in Erkki Huhtamo et Jussi Parikka (éd.), Media Archaeology: Approaches, Applications, and Implications, Berkeley, University of California Press, 2011. Enfin, il faut noter qu’en 1954 Brion Gysin compose sur un ordinateur Honeywell son poème sonore I am that I am. Entre l’Allemagne, les États-Unis et le Royaume-Uni, la querelle de l’invention de l’ordinateur se poursuit jusque dans l’histoire de la littérature.

[17] Ce paragraphe est un copier-coller de l’article que j’ai publié avec Frédérique Vargoz, « La mort de l’auteur selon Friedrich Kittler« , Appareil, n°19.

En suivant Kittler, on pourrait résumer les choses de la manière suivante : sans la guerre et sans les agences de renseignement, l’art produit avec les ordinateurs n’existerait pas. Il n’est pas étonnant que l’art Internet, l’art des protocoles de communication et d’encryptage par excellence, soit profondément lié à toutes les formes d’activisme politique. L’art Internet est génétiquement politique. Il est né paranoïaque, au sens lacanien du terme.

§. 19 juin 1937

« Pensée décisive, le 19 juin 1937. Je prends conscience qu’il existe des opérations élémentaires en lesquelles toutes les opérations de calcul et de pensée peuvent se décomposer. Le modèle primitif d’un cerveau mécanique se compose d’une unité de mémoire, d’un mécanisme de sélection et d’un dispositif simple par lequel des chaînes de conditions de deux ou trois éléments peuvent être traitées. Avec cette forme de cerveau, il doit être théoriquement possible de résoudre tous les problèmes de pensée qui sont mécaniquement traductibles, en tout cas si l’on ne prend pas en compte le temps nécessaire. Les cerveaux les plus compliqués ne se distinguent que par l’exécution plus rapide de ces opérations. »

Konrad Zuse, Der Computer, Mein Lebenswerk, 2e éd., Berlin Heidelberg, Springer, 1983, p. 41, cité par F.K., GFT, p.67, note 63.

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* texte : Emmanuel Guez, Friedrich Kittler, Frédérique Vargoz, Konrad Zuse.
* vignette : Emmanuel Guez, relays, 2015.