F.K. – l’après-vie de Friedrich Kittler

Le texte qui suit est une nécrologie de F.K.

Scène I. 18 octobre 2011. Google France.

Le jour de sa mort Friedrich Kittler existait 829 fois.

Friedrich Kittler avait 68 ans. En Allemagne, les « feuilletons », les pages culturelles des journaux publient une nécrologie en bonne et due forme, ou plutôt deux pour la FAZ.  Les journaux britanniques, The Independant ou The Guardian,  font de même. Un mois après sa mort, Axel Roch, un ancien élève de Kittler, se confie sur ses derniers jours. Le titre : « Hegel is dead ». Quelques années plus tard, le théoricien des média Hans-Ulrich Gumbrecht, avec qui il a publié plusieurs ouvrages, écrit que  « Friedrich Kittler était l’écrivain mythique de l’ère technique ». En France, rien, ou si peu. Kittler est (encore) un inconnu.

Scène II. Immortel

Kittler est l’auteur d’un recueil de textes et d’articles nécrologiques. Unsterbliche [8]. Immortels. Il y est question de la mort d’Alberti, de Fermat, de Leibniz, de Wiener, de Turing, de Shannon, de Luhmann, de Meyer, de Lacan, de Foucault. Le panthéon kittlérien en somme. L’ouvrage se termine par un texte étonnant intitulé « Geistergespräche » (conversations fantômes). Alors que tous les textes de l’ouvrage sont postérieurs à *gft, celui-ci le précède. Publié en 1980 [9], le pseudo-Cratyle de Friedrich Kittler est, précise-t-il, un « simulacre ». Kittler met en scène un dialogue entre les protagonistes du Cratyle de Platon, Socrate vs. Hermogène, en convoquant – copiant-collant – quelques monuments de la littérature platonicienne (La Caverne) et aristotélicienne (Métaphysique). Il s’arrête sur le nom d’Hermès, le dieu des média et des médias, qui n’est rien d’autre lui-même qu’un médium.

[8] Friedrich Kittler, Unsterbliche. Nachrufe, Errinnerungen, Geistergespräche, Munich, Fink, 2004.
[9] Friedrich Kittler, « Geistergespräche. Kratylos. Ein Simulacrum », in: Fugen. Dt.-Franz. Jahrbuch für Text-Analytik, Freiburg im Br., 1980, p.247-251.

Scène III. Et bien enterré.

Kittler est enterré au cimetière Dorotheenstadt à Berlin aux côtés de Fichte, Hegel et Brecht. Quelques années plus tôt, ces derniers qui n’en finissaient pas de se chamailler, avaient réussi à faire venir Herbert Marcuse d’outre-Atlantique. Après que les effets de son arrivée furent dissipés, la Chausseestraße attendait à nouveau avec impatience  de quoi se divertir. L’un de mes amis, Mark Finkl, me raconta un jour qu’à la première lecture de *gft lui vint l’idée que ce dont il était question dans le livre n’était ni les média techniques, ni la littérature, ni même la question du sujet, mais la mort, non la mort en général, mais celle de son auteur, un écrivain dans le monde des écrivains. Je me suis dit que Kittler était en train de construire une théorie de l’immortalité au sein de laquelle, lui, Kittler s’inscrivait lui-même. En ce sens, j’ai relu *gft comme on lit la République de Platon, dont le pilier du système philosophique réside dans le mythe d’Er – avec en filigrane la mort de Socrate et celle de Platon l’écrivain.

En ce mois d’octobre, F.K. était déjà en train de dialoguer avec les morts, selon la formule consacrée de son désormais voisin et autre fumeur radical, Heiner Müller. Il examinait avec lui la manière dont les « auteurs »de l’ère des média techniques – qui en conséquence ne sont déjà plus des auteurs comme on l’entendait encore au 20e siècle –  cantonnés à enregistrer et capter le flux de toutes les données – s’en étaient sorti avec la question de l’immortalité. Friedrich Kittler, que je soupçonne – peut-être à tort – d’avoir voulu être un artiste – sans doute un musicien – il a dans tous les cas écrit *gft comme s’il était un romancier – à la manière d’un Sebald, d’un Pynchon ou d’un écrivain de littérature numérique –, plaçait au coeur de son œuvre l’encodage du réel par les média techniques, en y incluant la mort et l’immortalité elles-mêmes, fixant ainsi les conditions de l’histoire – c’est-à-dire de la notion d’époque – et de toutes les histoires, y compris celle de F.K. lui-même .

Scène IV. Socrate. « Et que signifie donc Hermès ? »

Hermogène. « Rien, dit Cratyle. Comment celui qui dit lui-même le dire, pourrait-il lui-même être dit ? » [10]

Si Hermès désigne l’inventeur de la parole, il ne peut rien dire de lui-même et doit rester silencieux. Celui qui nomme – en bon filou – se tait. Le médium parle tout en disparaissant. C’est aussi ce que nous enseignent le porteur de message à Marathon et d’une certaine manière, Jésus-Christ.

Paradoxalement, l’aporie n’en est pas une. Car si Cratyle a raison, il aussi tort. La question est alors de savoir pourquoi il a fallu attendre si longtemps pour que le médium cesse de s’effacer ? Ou plutôt par quelle nécessité s’est-il découvert ? Sans doute quand il est devenu flagrant et évident qu’il était lui-même le message. « The medium is the message », comme le dit un jour le théoricien canadien McLuhan. Le livre était un bon allié, à la fois psychopompe et inventeur de  l’herméneute – fût-il Trismégiste. Mais quand des ombres ou des choses elles-mêmes, du Céramique ou des Enfers – la région innommable –, il n’est plus possible de discerner ce qui est de ce qui n’est pas, comme le corps enterré et l’âme éthérée, il reste, dit le Socrate de Kittler, à se tourner vers ce qui invente désormais la parole, c’est-à-dire le phonographe du Dr Seward ou le microphone de Gloria Yerodia-Gonzalez, la secrétaire de Jacques Lacan. Ainsi naît l’essence des choses écrites, ainsi naît aussi l’immortalité de leurs « inventeurs ». Autrement dit, c’est avec les média techniques que la réalité de tout médium, même les plus anciens, est sorti des ténèbres.

[10] Friedrich Kittler,Unsterbliche. Nachrufe, Errinnerungen, Geistergespräche, Munich, Fink, 2004, p.146.

Scène V. Toc toc toc

De 1980 à 2011 Friedrich Kittler chercha le code d’entrée de la porte des Enfers. Il serait juste – selon la loi du Talion – d’écrire le billet nécrologique de F.K. à la manière de Kittler. De mesurer les effets de sa Selectric et de déterminer le rôle de ses femmes dans son travail. Erika K. puis Suzanne Holl. Plus sérieusement, c’est dans les deux derniers ouvrages de Kittler que se trouve l’algorithme, non des Enfers, mais de la vie souterraine de F.K.. À vrai dire, toute cette histoire – rétrospectivement – s’éclaire dans l’avant-dernier livre paru de son vivant en 2009, le premier tome intitulé « Aphrodite » de Musik und Mathematik [11].

[11] Friedrich Kittler,Musik und Mathematik, Munich, W. Fink Verlag, vol. 1, tome 1 (Aphrodite) et tome 2 (Eros), 2006-2009.

Scène VI. Aphrodite et Heidegger

L’ouvrage ressemble étrangement à la saison 4  d’une série commencée avec Nietzsche et dont le héros principal s’appellerait Heidegger. De Kittler, on connaissait sa façon de raconter l’histoire des média, sa critique de la Silicon Valley et sa capacité à nous faire sortir d’une lecture aussi bien romantique qu’analytique, structuraliste ou pseudo-mathématique de la littérature. Mais on ne se doutait pas qu’il en reviendrait aux Grecs, à l’étymologie et à la question surannée et sulfureuse des fondements de l’Occident.

Friedrich Kittler y défend l’idée que tout ce qui définit la culture occidentale est d’origine érotique – amour et sexe : les mots, l’éducation, la science, les dieux – les média, même s’il n’en est plus vraiment question dans Musik und Mathematik.  « Aphrodite, bleib uns nah » conclut le premier volume. Conçu comme une tétralogie dont deux volumes seulement ont paru – la parution du second volume du vivant de Kittler ayant été un miracle –, l’ouvrage qui prétend comprendre l’origine de l’art et de la connaissance par l’analyse de la culture grecque tout entière dont Pythagore, le quintuple inventeur de l’art de compter, chanter, enseigner, vivre et surtout mourir, constitue la figure emblématique avec Ulysse.  C’est dans ce monde où chantent les déesses, Circé, Calypso et l’alphabet devenu nombres, qu’au son des quatre îles et des cinq Sirènes du désir, les Grecs ont tissé – le tissage, cette activité féminine – c’est-à-dire encodé et chiffré – le réel de l’Occident [12]. Revenant sur la puissance de l’Eros  – c’est-à-dire au présupposé freudien – et au décodage heideggerien de la culture par la force de l’étymologie  – l’ouvrage commence par une citation de Hölderlin. Il faut en convenir, cela lui donne une dominante autant qu’une tonalité  : Friedrich Kittler semble jouer à l’Heidegger et se replace au 20e siècle, redevenant à la fin de sa vie un auteur du Système 1900. Mais pourquoi donc ?

[12] Ce paragraphe a été repris (copié-collé) dans Emmanuel Guez, Frédérique Vargoz, « La mort de l’auteur selon Friedrich Kittler« , Appareil, n°19.

Scène VII. Eros pour Hadès

Le réponse se trouve à la page 337. À soixante-dix pages de la fin du volume se trouve la liste des remerciements. Habituellement, elle se trouve plutôt au début ou à la vraie fin du livre, pas aux quatre cinquièmes. La liste est longue, découpée et hiérarchisée. Les noms sont répartis selon plusieurs catégories  : « les amis de longue date », « le reste du monde », « les gens ici à Berlin », « les smiley people ». Puis l’éditeur explique la signification des caractères spéciaux. Ensuite Kittler propose une bibliographie scindée en deux parties, distinguant « nos livres » et « leurs livres ». Je jette un oeil sur « Eros », le tome 2, pour voir si je retrouve le même délire. De nouveau, j’y trouve des remerciements, des spécialistes – en graphisme, en cartes, en grec, en latin, en documentation, en LaTeX, en lecture… un Sysop, l’éditeur… des caractères spéciaux… Encore une longue chronologie, avec les dates de naissance (*) et de mort (✝) de ceux qui ont compté pour Friedrich Kittler. Sous mes yeux, le Panthéon complet !

Des dates sans noms attisent ma curiosité. 1944 *… 1951 *… Adresse mystérieuse. Se reconnaîtra qui doit. Des croix devant les morts. Y compris les plus anciens. Hammourabi, Héraclite, Pythagore… ! Kittler aurait-il manqué d’imagination, lui qui a dressé avec minutie la liste des caractères spéciaux ? À moins que le Pape de la théorie des média ne se soit ménagé une place au Paradis de l’histoire en vendant – lui, voulant devenir Grec – l’absolution chrétienne à tous les héros de la culture occidentale, même à ceux qui n’étaient pas chrétiens. L’ouvrage est un testament. Un néo-nouveau Testament. À ce moment-là F.K. n’existait pas encore. Mais déjà perçait-il sous Friedrich Kittler. Et ce n’est pas un hasard si celui qui a remplacé l’Esprit (Geist) par le système d’inscription (Aufschreibesystem) achève ce premier opus par une tombe am blauen Meer. F.K. se préparait à dîner avec Hadès.

Scène VIII. 19 janvier 2018. Google France.

Friedrich Kittler existe 278 000 fois,
« Friedrich Kittler est mort » 172 000 fois.

 

Post-scriptum

« Le royaume des morts est aussi grand que les possibilités d’enregistrement et d’émission d’une culture » (F.K., GFT).

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* texte : Emmanuel Guez
* photographie : Emmanuel Guez, Deadfish, 2014.