foucault (et kittler)

§. Kittler, les média et les choses

Et si les média techniques qui naissent au début du 19e siècle avaient rompu le lien entre les mots et les choses, entre les mots et la nature, entre les mots et les représentations même. Telle est l’hypothèse de Friedrich Kittler, qui fait de la fin du 18e siècle le moment d’un changement d’époque, à partir duquel les mots ne se construisent plus à partir de signifiés originaux, les discours ne s’enracinent plus dans une voix originelle qui serait celle de la nature, mais deviennent les productions aléatoires de la combinaison de syllabes assemblées selon des règles formelles.

Cette césure, Friedrich Kittler la lit dans Les Mots et les choses de Michel Foucault. Celui-ci montre que, dès la fin du 18e siècle, le discours, après avoir plus d’un siècle auparavant déjà cessé de parler depuis les choses mêmes, cesse également d’être appréhendé depuis la sphère immanente des représentations comme l’ensemble des liens qu’il établit entre celles-ci. Le discours est désormais rapporté aux conditions extérieures de sa production, à la loi de sa formation phonétique, au système de ses flexions grammaticales. C’est la fin de l’âge classique, et l’entrée dans l’âge de l’histoire. De la grammaire générale à la philologie : changement de perspective, changement de sciences, changement d’objets . « Le langage n’est plus constitué seulement de représentations et de sons qui à leur tour les représentent et s’ordonnent entre eux comme l’exigent les liens de la pensée ; il est de plus constitué d’éléments formels, groupés en système, et qui imposent aux sons, aux syllabes, aux racines, un régime qui n’est pas celui de la représentation […] Il y a désormais un mécanisme intérieur des langues qui détermine non seulement l’individualité de chacune, mais ses ressemblances aussi avec les autres » [33].

[33] Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p.248-249.

Comment en est-on arrivé là ? Foucault, affirme Kittler, ne pouvait le découvrir, cantonné qu’il était à la sphère du discours, incapable de procéder à une remontée plus radicale dans les conditions de possibilité des épistémès qu’il mettait à jour.
Car celui qui tire les ficelles de la production des objets c’est le médium. Là où Michel Foucault lit l’avènement de l’histoire dans les sciences, Kittler y voit le début de la fin. Si le discours peut être rapporté à ses conditions de production, c’est que le monopole de l’écriture prend fin et que des nouveaux média enregistrent de nouvelles informations, qui ne sont précisément plus des représentations. La fin du 18e siècle marque l’avènement de l’enregistrement des sons et des voix. Le phonographe, puisqu’il faut un coupable, rapporte tout son et toute voix à des oscillations et à des sillons sur un disque de cuivre, enregistre tout son, même celui qui ne signifie rien. Ce n’est plus un sens qui s’écrit, mais ce sont des vibrations de l’air, imperceptibles à l’oreille humaine, qui se gravent. Les mots ne rendent plus compte des choses, mais des conditions matérielles de leur enregistrement. Fin de l’archéologie du savoir, début de l’archéologie des média.

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* texte : Frédérique Vargoz
* vignette : Emmanuel Guez et Albertine Meunier, Exemplaire n°4, 2016.