dracula (et freud)

« 1887 : au moment où le secret de l’Interprétation des rêves se révèle au docteur Freud, Dracula apparaît à Bram Stoker » (F.K., Le testament de Dracula)

§. Du testament de Dracula aux média de Kittler

Dracula est sans doute le roman et le personnage littéraire clé de la pensée de Friedrich Kittler. L’article qu’il lui a consacré [45] analyse l’émergence de la psychanalyse en attribuant son existence à la possibilité offerte par le gramophone de capter un au-delà du signifié. La cure psychanalytique agit comme une machine d’écriture, exactement comme le gramophone du Dr Seward vient enregistrer « l’activité mentale inconsciente » du schizophrène Renfield, dont le délire ne prend sens qu’en étant transcrit par la sténo-dactylo Mina Harker. Le comte Dracula, agissant par télépathie sur la psychè de Renfield, envisage de soumettre l’Angleterre qui lui offrirait le sang dont il a besoin, lui garantissant ainsi son immortalité. Tous les concepts-clés du « système » kittlerien sont dans ce récit : des média techniques, un médium composite, une psychè, une femme, le langage, la parole-flux (et data-strom), du bruit, une communication à distance, une figure de l’au-delà…

[45] Friedrich Kittler, « Le Testament de Dracula » [TD] in : 1900 Mode d’emploi, trad. Bénédicte Vilgrain, Paris, éd. Typographique, 2010. Texte original dans Draculas Vermächtnis, Leipzig, Reclam, 1993. Publié initialement dans Zeta 02, Mit Lacan, éd. Dieter Hombach, Berlin, Rotation, 1982. À noter que Kittler a donné au recueil regroupant ses « écrits techniques » le titre de Draculas Vermächtnis.

§. Freud et le gramophone

Pour Kittler, Dracula, la psychanalyse, le gramophone constituent les trois points autour desquels se forme le triangle de la psychè au tournant 1900. Comme toutes les sciences humaines, la psychanalyse ne dit rien – ou si peu – sur ses propres conditions de possibilités. Et les analyses de Foucault ne permettent au mieux de comprendre que le sujet n’est pas le maître de son propre discours. Que la parole-flux et ses prétendus accidents (lapsus, délire – les balbutiements de Renfield…) puissent prendre sens indépendamment de l’intention du sujet par la magie de la psychanalyse reste un mystère absolu. Ce que montre Kittler est que le sujet freudien naît du gramophone, ce que Freud lui-même saisit quand il compare la psychè à un appareil, l’insconscient du psychanalyste au récepteur téléphonique (GFT, p.171), ou vante la « phonographo-fidélité » de ses oreilles (TD, p.31). Pour que la psychanalyse advienne, il fallait d’une part que soit mis sur un même plan la parole signifiée et le bruit signifiant et d’autre part que l’acte d’écriture puisse être automatisé, c’est-à-dire distinct de l’opération de lecture, ce que précisément le phonographe et la machine à écrire permettent. Captant le flux sonore du patient, l’inconscient du psychanalyste rétablit le sens de la parole parasitée.  Née avec le gramophone la psychanalyse accompagne l’émergence de tous les média techniques au cours du 20e siècle. Que nos machines d’écritures agissent sur nos pensées, pour reprendre le mot de Nietzsche [46], Jacques Lacan en aura tout autant conscience. Et si le sujet lacanien est davantage cinématographique que gramophonique, il n’y a guère entre Freud et Lacan, qu’un changement de Canal –  dont tout lacanien sait qu’il s’agit de l’anagramme de Lacan.

[46] Friedrich Nietzsche, Lettre de fin février 1882, in Briefwechsel, III-1, G. Colli et M. Montinari (éd.), Berlin, Walter de Gruyter, 1975-1984, p. 172.

§. Dr Dracula

Pour Friedrich Kittler, Dracula est le Dr Freud lui-même, tous les deux issus de la combinaison Seward + Harker. Dracula fournit à Kittler l’occasion d’établir une critique médiarchéologique de la psychanalyse. Et j’ajouterai des sciences humaines en général, qui tout au long du 20e siècle ont cherché en vain leur fondement, dont l’efficacité opératoire tient aux conditions de possibilités de leur émergence. S’agissant de la psychanalyse, elle fait écho (au propre comme au figuré) au phonographe et à la machine à écrire. Ainsi le schizophrène Renfield n’est pas tant le produit de la limite de tout code social que les sillons du gramophone parvenant à capter du bruit pour ensuite produire des histoires captivantes. La schizophrénie est moins un phénomène de captation économique que le produit d’un médium technique, à l’image de l’inconscient du médecin Freud. La psychanalyse s’éteindra quand dans la hiérarchie des média le traitement de texte robotisé aura définitivement remplacé – ou reconfiguré – l’imprimé de l’ère de la reproductibilité mécano-technique. Apparaîtront alors, si ce n’est déjà fait, de concert une « nouvelle science » et une « nouvelle littérature ». Avec Dracula, la psychanalyse et le gramophone, les humains découvrent que la psychè elle-même est encodée, envoyant aux oubliettes l’âme et l’esprit, des concepts qui relevait du système d’inscription 1800. Il reste désormais à comprendre la « logique » (illogique ou a-logique ?) qui fait émerger les média eux-mêmes.

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* texte : Emmanuel Guez
* œuvre et vignette : Madja Edelstein-Gomez, Ghost, 2017.