schizophrénie

§. Cercle médiarchéologique – variation n°1

De la machine à influencer (à persécuter) de l’étudiant et rival de Sigmund Freud, le jeune Viktor Tausk, à Capitalisme et Schizophrénie, L’Anti-Œdipe, de Gilles Deleuze et Félix Guattari, la machine, comme projection et identification psychique, comme présupposé du capitalisme et même comme la psychiatrie elle-même, fabrique le schizophrène. La question est avec Kittler de savoir ce qui fabrique la machine, ou plutôt, comment les média techniques en tant que machines à traiter et produire la sensibilité produisent les machines psychiques de Tausk, Freud et Lacan et les machines désirantes–organes–sources de Deleuze et Guattari. Et ainsi de suite.

L’une des thèses de Friedrich Kittler, dans la première partie de *gft, consiste à montrer que la psychanalyse – et la psychiatrie moderne – et « par ricochet », l’anti-psychiatrie postmoderne, ont eu pour condition de possibilité l’ « invention » du gramophone – et qu’elles ont été par lui déterminées dans leur discours et « vision du monde ». Kittler développe cette idée dans son article sur Dracula [41], qu’il reprend dans *gft. La pensée – y compris théorique –, la littérature (Dracula) et l’art sont des effets culturels déterminés par les média techniques. C’est pourquoi par effet collatéral l’archéologie des média peut être aussi une « science de la culture » et une « épistémologie ».

[41] Cf. la traduction française de Friedrich Kittler, « Draculas Vermächtnis », in : 1900 mode d’emploi, trad. Bénédicte Vilgrain, Courbevoie: Théâtre Typographique, 2010.

Le problème épistémologique de l’archéologie des média – et le problème esthétique des arts média-techniques en tant que conscience de ses déterminations – est bien celui de se penser au sein de ce cercle – à savoir la hiérarchie des média techniques qui détermine toute théorisation, y compris les archéologies des média.  C’est la raison pour laquelle l’archéologie des média explore les média tout azimut et sans points de vue – sans autre discipline que toutes les disciplines. Il s’agit d’épuiser les média techniques pour les faire parler.  ce qui reste le seul moyen à notre disposition pour savoir dans quel sens tourne le vortex. Et c’est aussi pourquoi l’art – en tant qu’activité hallucinatoire consistant à faire parler les média eux-mêmes, ce que déjà pressentait le sublime kantien et réalise aujourd’hui l’art du bug et l’art du glitch (Rosa Menkman par exemple) – possède au sein de l’archéologie des média une place singulière.

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§. Cercle médiarchéologique – variation n°2

« Les premiers et les plus stimulants des souscripteurs à l’appel du téléphone furent peut-être les schizophrènes, qui créèrent une rhétorique de l’assimilation bionique – un mode de perception toujours en alerte, s’articulant soi-même via la logique du code trans-vivant ». Avital Ronell, Telephone Book, Technologie, schizophrénie et langue électrique, [1989], trad. Daniel Loayza, Paris, Bayard, 2006, p.9.

Faire comme si les machines média-techniques n’agissaient pas sur l’écriture et l’art, comme si nous étions les « sujets » de nos « créations », est tout simplement une pensée de schizophrène. L’histoire de la schizophrénie – ou comment la schizophrénie se donne à voir, à entendre et à penser est d’abord une histoire des média techniques. La question n’est pas de savoir ce qui fait que nous hallucinons (ou devenons fous) ni même ce qui fait que nous disons ou théorisons que nous hallucinons, mais ce que les machines hallucinatoires font au dire et à la théorie. Comme chez le Président Daniel Paul Schreber, nos sommeils et nos rêves eux-mêmes n’échappent pas aux média. Dans L’Anti-Oedipe  de Deleuze et Guattari, le capitalisme, en tant que décodage/ déterritorialisation des codes sociaux, décodage/destruction de tous les codes extra-économiques [42] est la condition de possibilité de la schizophrénie comme limite absolue de tout code social ou impossibilité du social. En retour, la schizophrénie, en tant que réalité universelle de l’homme et de la nature, en tant qu’univers des machines désirantes, machines-organes et machines-sources, productrices et reproductrices, est le présupposé du capitalisme. Dans la formation capitalistique et bureaucratique de l’État moderne, où il s’agit de produire indéfiniment de la production tout en décodant et découpant les flux de désirs, schizophrénie et capitalisme convergent, mais de manière négative, autrement dit comme « maladie ». « C’est notre « maladie » à nous, hommes modernes », écrivent G. Deleuze et F. Guattari, avant d’ajouter que la « Fin de l’histoire n’a pas d’autre sens » [43]. Ce à quoi Kittler répondit – indirectement – sur son lit de mort : « Alle Apparate abschalten! » – Eteignez les appareils ! – ce qui n’est pas non plus une issue satisfaisante aux paranoïaques que nous sommes.

[42] Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p.263-264.
[43] Ibidem, p.155.

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* texte : Emmanuel Guez
* œuvre : Rosa Menkman, Datamosh monster, 2010.