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§. *gft, guerre et guerre (bis)

*gft est un livre de part en part traversé par la guerre. C’est un livre de guerre théorique. C’est ensuite un livre sur la guerre et son rôle dans l’histoire propre des média. C’est enfin un roman noir,  constatant avec amertume que les divertissements de masse sont le simple effet des pires atrocités de masse.

§. Boum Boum Boum – politique, art, théorie

Le siècle dernier, de Trostki à Rancière, n’a eu de cesse de chercher le terrain commun de l’art et du politique [13]. Tandis que le 20e siècle s’est fourvoyé à vouloir donner l’artiste un rôle social – ce qui d’un point de vue social justement a été un échec, le 21e prend une autre voie en cherchant à saisir ce qui détermine réellement notre situation. Mais revenons à 1914 et 1939, quand la campagne mondiale de déchiffrement des messages militaires cryptés sauta littéralement aux yeux et aux tympans du soi-disant homme moderne. Nées dans les mouvements terrestres des Panzer et dans les bombardements des avions de combat, elle prit toute son ampleur dans l’art, le divertissement et même la théorie. Dans la psychanalyse, chez Joyce, les Beatles et Pink Floyd tout est affaire d’encodage et de décodage – ce qui traduit en terme mathématiques, signifie chiffre et déchiffrement.

Tandis que la guerre détruit les masses, les média forment et inventent les masses par le divertissement, par la radio, le cinéma, la pop. La communion des masses passe par le divertissement et si les masses se divertissent avec les réseaux sociaux, les films et les musiques en streaming, les objets et la télévision connectés, c’est grâce aux guerres successives, qu’elles aient été chaudes, voire brûlantes, ou froides. Quand le son sort des enceintes, les média inventent le langage commun et le comportements des corps. Les enceintes ne disent rien sinon qu’elles produisent le son (et le bruit), le (b)la(b)la(b)la et le La La Land. Et c’est désormais de plusieurs média, chauds ou froids, et simultanément, que viennent tous les sons, images, textes existants, tous réduits à des échanges électriques traduits en symboles binaire et en computation.  En 1986, il y a trente ans, à la première page de *gft, Friedrich Kittler écrivait : « Tout peut continuer à condition que cela ne perturbe pas l’accession de la Silicon Valley à la domination mondiale ».

[13] Sur cette question, voir Emmanuel Guez, « L’art média-archéologique, une repolitisation de l’art« , Hybrid, n°3, 2016.

§. Welcome to the Machine (1er janvier 2017)

« Quand au contraire, le Heinkel se trouvait exactement au-dessus de Londres ou de Coventry, et seulement dans ce cas, les deux signaux se confondaient, le tiret dans l’écouteur droit et le point dans l’écouteur gauche, en une tonalité continue que la physiologie de la perception localisa bien entendu dans le centre même du cerveau. Un tel ordre hypnotique conduisait alors le pilote du bombardier, ou plutôt le centre de son cerveau, à larguer sa charge. Historiquement, il s’agissait là du premier consommateur de la stéréophonie sous écouteurs audio, qui aujourd’hui nous contrôle tous – des tournoiements des hélicoptères ou de l’Electric Ladyland de Hendrix, jusqu’à cette pseudo-monophonie neuronalement simulée qui, en plein milieu de l’espace sonore de Wish You Were Here de Pink Floyd, visait encore l’acoustique des bombardements ciblés » (F.K, GFT).

L’ordinateur avec lequel j’écris ces lignes doit son existence à la guerre entre les Britanniques et les Nazis. Ma fille passe des heures sur les réseaux sociaux. Dire que la culture et les divertissements de masse sont le produit des crimes de masse, c’est aussi y voir une continuité. « Le paradis est triste », écrit Laszlo Krasznahorkai [14]. Le 1er janvier 2017, 40 personnes périssent dans une discothèque d’Istanbul sous les balles d’un AK-47. Peu après avoir été inventée pour la communication des Panzer, la VHF distrait la planète grâce aux fréquences FM. « Welcome to the Machine » chantent Pink Floyd en 1975.

[14] Laszlo Krasznahorkai, Guerre et guerre, trad. J. Dufeuilly, Actes Sud, 2015.

§. Quand dansent les Tanks

Depuis 1865 (ou 1868) le corps s’écrit par les média techniques. Par les blueprint et l’ordinateur. Comme spectres de la photographie. Dans les trucages de la cinématographie. Par le tourne-disque synchronisant le corps des femmes. Dans les discothèques et le spectacle vivant, les corps dansent comme les chars sur les champs de bataille. Déjà, en 1918, tandis que « les tireurs armés de mitrailleuses tuent sans voir les corps », « la caméra, impitoyablement, parcourt le champ de bataille, avalant les corps raides et mutilés des combattants tués sans raison » (F.K, GFT).

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* texte : Emmanuel Guez
* vignette : D.R., 7e division blindée allemande, Abbeville, 1940.
* extrait sonore : Pink Floyd, Welcome to the Machine, 1975 (extrait de l’album : Wish You Were Here).