mcluhan

§. Quand l’écriture cessa d’être l’œuvre du hasard

Bien avant Friedrich Kittler, Marshall McLuhan s’est lui aussi demandé comment écrire sur les média tout en sachant et soutenant que les média déterminent – ou produisent des effets – sur l’écriture. Ce n’est pas un hasard si l’œuvre de McLuhan n’est finalement qu’un commentaire de Finnegans Wake de James Joyce. L’ouvrage est illisible si le lecteur opère silencieusement. Il prend sens lorsqu’il est lu à voix haute – en irlandais. La lecture méditative est peu propice à restituer l’oralité propre à la parole fleuve-flux. Tel fut en effet le défi lancé par James Joyce pendant dix-sept années d’écriture : comment rendre compte de l’oralité et du flux de la langue, ses accents, ses inventions et ses rythmes dans un texte imprimé et donc figé ? McLuhan qui défend l’idée d’une réoralisation de la société, sous l’effet du gramophone, de la radio et de la télévision, impose à ses lecteurs une écriture hachée, aphoristique, souvent par slogan, au mieux comprenant des paragraphes numérotées (cf. La Galaxie Gutenberg). La prose de McLuhan, dont la thèse avait porté sur le Trivium, multiplie les ruptures de style, les rapprochements intuitifs, parfois appuyés par une simple référence iconographique (cf. Guerre et Paix dans le village planétaire ou The Medium is the Massage). Elle ne soucie pas des citations approximatives – comme si elles surgissaient de nulle part dans le flux de la parole. Sa méthode d’exploration des média par la sonde (cf. Du cliché à l’archétype) lui vaut de vigoureuses attaques de la part du monde universitaire, en particulier en France (cf. Pour ou Contre McLuhan).

Dans La carte postale, Jacques Derrida, s’interrogeant sur la lisibilité même de son livre («Quant aux Envois eux-mêmes, je ne sais pas si la lecture en est soutenable») [64], écrit dès la première page que l’ouvrage pourrait être la préface d’un livre qui aurait «traité de ce qui va des postes, des postes en tous genres, à la psychanalyse. Moins pour tenter une psychanalyse de l’effet postal que pour renvoyer d’un singulier événement, la psychanalyse freudienne, à une histoire et une technologie du courrier, à quelque théorie générale de l’envoi et de tout ce qui par quelques télécommunications prétend se destiner». Animé par des motivations semblables et rencontrant le même problème de la lisibilité de ce qui machiniquement s’écrit, *gft est parfois difficile à lire, comme l’ensemble de l’oeuvre de Friedrich Kittler. Comme chez McLuhan et Joyce, chez Nietzsche et Mallarmé, comme chez Derrida, il ne faut y voir qu’une stratégie d’écriture.

[64] Jacques Derrida, La carte postale [1980], Paris : Flammarion, 2014, p.9.

/

* texte : Emmanuel Guez
* image : The PhoenixNov 26, 1969