§. Corps et sujet média-techniques
Alors que Lacan, Deleuze et Guattari pensaient avoir inversé le rapport du sujet à la machine (psychique, désirante, organe, source), Kittler retourne l’inversion. Il ne s’agit pas de rétablir une quelconque autonomie au sujet, mais de mettre au jour la subjectivité média-technique.
Tandis que Marshall McLuhan faisait des média techniques – et de tous les média en général – une extension du corps humain, selon une conception prothétique de la technique, Friedrich Kittler, qui cherche avant tout à décrire – archéologiquement – couche par couche – le corps des média techniques, fait basculer le corps en régime symbolique. S’appuyant sur Lacan, pour qui mon corps est aussi le corps de l’autre, Kittler fait de mon corps le corps de la technique. Chez Lacan, le corps est un produit du miroir (ou des neurones-miroir), et c’est pourquoi mon corps est à la fois mon ami et mon ennemi (il y a un alien – un Autre – en moi). Tausk a très bien montré comment chez le schizophrène cet Autre peut devenir une Machine à influencer. Pour Kittler l’Autre, ce sont les média.
Pour le dire autrement, les conditions a priori de l’expérience (et donc du miroir) se définissent et se redéfinissent à l’aune de l’encodage du réel – et de la sensibilité – par les média techniques. Dire que mon corps est aussi le corps des média, ce n’est pas dire qu’il en est le reflet, ni l’image, mais qu’il est une interface du réel encodé comme n’importe quelle autre interface. En tant qu’interface, le corps humain est évolutif, modelable et s’étend jusqu’où s’étendent la physique et les mathématiques. Culturellement parlant, cela revient à dire que le corps occidental depuis 1900 est un compromis entre les sciences de l’ingénieur et Hollywood (puis Instagram) – ce que les artistes de théâtre savaient depuis longtemps sans se l’avouer.
§. Le mort parlant
Le corps comme production des média n’a plus besoin d’être pensé selon la vie et la mort. Puisque ce sont les média qui parlent, un corps peut parler tout en étant mort, comme le crâne de la nouvelle de Rilke – et d’une certaine manière celui de Descartes au Musée de l’Homme –, comme le pharynx de Goethe dans l’œuvre de Salomo Friedlaender (a.k.a. Mynona) ou celui de Nietzsche dans les laboratoires de l’université de Yale.
Chez Friedlaender, qui occupe une place de choix dans *gft, l’ingénieux savant, inventeur d’un appareil téléhaptique et professeur Abnossah Pschorr ressuscite par amour – et un peu aussi par jalousie – la voix du grand poète Goethe [44]. Sa voix, c’est-à-dire son corps – le corps étant ici réduit à la parole. « Quelle merveilleuse aventure ! », s’écrit Pschorr-Kittler. C’est dans ce même esprit que Alexander Graham Bell (« l’inventeur » du téléphone) imagina que le premier des deux frères qui se retrouverait dans la tombe pourrait communiquer avec le dernier vivant. La même idée traversa Thomas Edison et Walter Rathenau. Comme le montre Friedrich Kittler dans *gft, le premier eut le projet de construire une machine appelée « nécrophone » tandis que le second en fit un roman.
[44] Mynona (pseudonyme de Salomo Friedlaender), « Goethe Spricht in den Phonographen », Eine Liebesgeschichte in Schwarz-Weiß-Rot, Grotesken, Leipzig, Kurt Wolff Verlag, 1916.
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* texte : Emmanuel Guez
* œuvre : Zoe Beloff, The influencing Machine.
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