« Nos outils d’écriture participent à l’élaboration de nos pensées ». Ainsi, la nouvelle pensée de Nietzsche, quatre ans après la panne de sa machine à écrire, consistait à penser la machine elle-même. Au lieu de tester par exemple le modèle concurrent de Remington, il éleva l’invention de Malling Hansen au rang d’une philosophie. Et cette philosophie, au lieu de faire dériver l’avènement de l’humanité de l’esprit hégélien (d’entre les lignes des livres) ou du travail marxien (du potentiel énergétique des muscles) débuta avec une machine d’informations » (F.K., GFT).
§. Logique de l’émancipation
La théorie de Kittler est-elle une philosophie de l’émancipation, selon laquelle il suffirait de comprendre les média (et leur logique) pour s’en libérer ? La thèse de Friedrich Kittler tient en une phrase : « Les média déterminent notre situation ». Chez le lecteur sensible aux philosophies – ou à la science – de l’histoire, la formule produit le même effet que celle de Karl Marx dans la Seconde Préface à la Critique de l’Économie Politique : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience ». Dans le même esprit, il faut se souvenir de la Lettre de Friedrich Engels à Joseph Bloch : « D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle ». Chez les marxiens, l’émancipation de l’humanité, autrement dit la fin de la domination de l’homme par l’homme, passe par la maîtrise de ce qui fait le monde, à savoir l’activité sociale, où l’économique entre en dialectique avec la nature et les autres activités humaines.
Alors que Marx et Engels font passer le déterminisme de la nature à la société, Friedrich Kittler le fait passer de l’humain aux appareils média-techniques. Chez Marx et Engels, le matérialisme historique donne naissance à une longue tradition philosophique visant à mesurer l’action de l’économie (ou mode de production économique) au sein du système hiérarchisé des activités humaines. Il en a guidé les principales écoles d’interprétations marxiennes, chez Lénine, Gramsci, Labriola, Plekhanov et le quatuor français des auteurs de Lire le Capital. De son côté, le matérialisme de Kittler ouvre la voie à l’idée d’une mécanisation média-technique de la pensée, qui nous conduit à une autre idée, celle de l’existence d’une subjectivité machinique à l’œuvre dans les œuvres et dans tous les registres de la psychè. S’il n’est jamais question chez Kittler des rapports sociaux, c’est justement parce que selon lui le premier des pouvoirs se situe déjà au niveau de l’écriture et de l’archive – Derrida n’est pas ici très loin –, dans la mesure où toute pensée est dépendante des média techniques et de leur genèse scientifico-industrielle.
§. Archéologie et matérialisme chez Friedrich Kittler
Suivant méthodiquement la méthode critique kantienne consistant à déterminer les conditions de possibilités de la pensée, Kittler met au jour la condition des conditions de la pensée depuis le 19e siècle, ce sans quoi toute forme – son, image, écriture textuelle – est impossible. L’écriture, au sens large (textuelle, sonore ou visuelle), ce par quoi la pensée devient archive, est déterminée par ses média. Les média sont l’archè (c’est-à-dire à la fois principe et commandement) de la pensée. Il est alors nécessaire d’en établir une archéologie, au sens que Michel Foucault donne à ce terme, c’est-à-dire la science des conditions de possibilités du discours. Mais, la radicalité de Kittler ne s’arrête pas à l’exploration de cette première couche. Il existe une logique propre à l’histoire des média, qui vient alimenter la critique de l’auteur et de l’inventeur.
En conséquence, les humains ne sont ni les auteurs de leurs textes, ni les inventeurs des média techniques avec lesquels ils œuvrent. L’hypothèse que Marshall McLuhan avait explorée dans les années 1960 consistait à penser que chaque nouveau médium vient remédier au handicap sensoriel produit par le ou les anciens média dominants, reconfigurant aussi bien le sensorium que ces anciens média eux-mêmes, qui deviennent alors le contenu des nouveaux. Si McLuhan ne tranche pas entre le sujet-humain et le sujet-machine, Kittler en revanche n’hésite pas à le faire. Ce dernier ne propose pas une nouvelle théorie de la remédiation. Il s’agit de penser les conditions même de la possibilité d’écrire une histoire de la littérature, de l’art, de la culture, et donc une histoire des média techniques écrites par ces mêmes média. Dès lors, il n’est pas absurde de penser que les média se renouvèlent d’eux-mêmes – comme par ruse. Chez McLuhan, elle résultait d’un jeu entre la perception humaine et les média comme extension du corps. Chez Kittler, la guerre semble être le moyen par lequel cette regénération se produit.
§. Déclassement
Friedrich Kittler situe « la mort de l’homme » autour de 1900, qu’il qualifie de tournant épistémique (et donc historique), c’est-à-dire depuis qu’il « existe des supports de stockage qui peuvent enregistrer et restituer le flux temporel même de données acoustiques et optiques » (F.K., GFT, p.44). Avec le gramophone, par lequel la chute commence, le réel tout entier devient enregistrable, ce que précisément l’homme ne pensait pouvoir atteindre autrement que par l’imagination. Les sons, les images, les textes, le geste, bientôt les odeurs (sans doute le dernier sens qui échappe encore aux machines avant la fin du dernier règne humain-animal) – ne sont que des actes dans la couche supérieure du réel. Cette extension du réel signifie pour l’humain une dépossession et un déclassement dans la hiérarchie des êtres. Alors qu’il se pensait comme le maître de la nature et de la création, le voilà désormais dépendant de ses objets média-techniques qui lui font connaître l’existence d’un réel qu’il ne peut déchiffrer seul.
Philosophiquement, il devient nécessaire de penser une nouvelle révolution copernicienne, où les média techniques sont ce par quoi se « fabriquent » toutes nos représentations. Epistémologiquement parlant, ce n’est pas l’être humain qui invente les machines, mais les médias techniques qui inventent l’homme, plus exactement qui l’ont inventé en même temps comme objet de science et comme sujet d’émancipation. S’il est vrai que les sciences humaines sont intimement liées à l’idée d’une perfectibilité des rapports sociaux, il n’y a pas de sciences humaines sans les média techniques dont elles ne sont que les effets. Dans le même ordre d’idée, avant de se prononcer sur ce que l’art et la littérature peuvent apporter à l’homme (la fameuse fonction émancipatrice de l’art et de la littérature), il est nécessaire de se demander ce que les média techniques font à l’art et à la littérature.
/
* texte : Emmanuel Guez
* vignette : Florent Deloison, La Rhétorique peut casser des briques, Exposition « Frankenstein Média », Avignon, 2015. Image : PAMAL, 2015.
* œuvre : Florent Deloison, La Rhétorique peut casser des briques, installation, 2014. Vidéo : Florent Deloison, 2015.