auteur

« Depuis que le phonographe existe, il y a des écritures sans sujet. Il n’est plus nécessaire d’attribuer un auteur à chaque trace, serait-ce même Dieu. » (F.K., GFT).

§. Vaine herméneutique (I)

« A Farewell to Interpretation » est le titre d’un article de Hans-Ulrich Gumbrecht [24]. On ne peut mieux résumer la conception kittlérienne de l’auteur. L’herméneutique est déjà une chose du passé, tant les écrivains sont machinés par la machine [25]. En 1986, nous n’y sommes pourtant pas encore mais la voie est désormais ouverte avec la parution de *gft. Pour Kittler, au sein même des études littéraires, comme McLuhan et bien d’autres aujourd’hui, il s’agit de saisir cette relation intime entre l’écriture, le code et ce hardware qui conditionne – et fait corps avec – le code. C’est, avec *gft, au moins deux chemins qui s’ouvrent dans le champ des études littéraires : celui d’un certain courant des « humanités numériques », qui traite la littérature par la machine (ce qui est un juste retour des choses) [26], celui qui examine médiarchéologiquement les effets des média techniques sur l’écriture littéraire [27]. On imagine aisément quelle a été la réception de *gft à Fribourg et à Heidelberg, les deux centres historiques de l’herméneutique.

[24] Hans Ulrich Gumbrecht, in Materialities of Communication, éd. Hans Ulrich Gumbrecht et K. Ludwig Pfeiffer, Stanford CA, Stanford University Press, 1994.
[25] Pour approfondir cette lecture de Kittler, voir Emmanuel Guez, Frédérique Vargoz, « La mort de l’auteur selon Friedrich Kittler », Appareil, n°19, 2017.
[26] Ce que l’on pourrait appeler la littérature machinée. Cf. par ex., Franco Moretti, Graphes, Cartes et Arbres, Les Prairies Ordinaires, 2008. Et du même auteur, Distant Reading, Verso, 2013.
[27] Cf. par exemple les travaux d’Yves Citton, notamment « Les Lumières de l’archéologie des media« , Dix-Huitième Siècle, Paris, La Découverte, 2014, Des recherches dix-huitiémistes aujourd’hui, pp.31-52.

Toutefois dans un article retraçant l’histoire de la théorie des média en R.F.A, Michael Geisler rappelle que l’approche pluri-médiale de *gft est loin d’être originale en 1986 [28] . Ce que Google Ngram confirme : des concepts centraux de l’ouvrage tels que  « Medienverbund » ou « Spurensicherung » sont à la mode à cette époque, le second atteignant même son apogée en 1988. Kittler est lui-même un auteur machiné.  En revanche, en dehors d’un champ très restreint, ni le gramophone ni la machine à écrire ne sont un sujet, que ce soit en Allemagne ou en France. Le film en revanche passionne la littérature, qu’elle soit théorique ou non. La question étant de savoir pourquoi aujourd’hui ces média techniques anciens font une nouvelle fois leur réapparition.

[28] Michael Geisler, « West german Media theory » (« From Building Blocks To Radical Construction – West German Media Theory Since 1984 ») – New German Critique, n°78, 1999.

§. Vaine herméneutique (II)

Le chiffre et le nombre portent tous les textes. C’est à l’aune de l’algorithme que l’on relit Mallarmé [29] ou que l’on édite et traduit James Joyce [30] tandis que se multiplient depuis quarante ans au moins les oeuvres écrites par des générateurs de textes [31]. Quelques années après la publication de *gft, Friedrich Kittler publie une conférence dans laquelle il écrira cette phrase : « Comme nous le savons tous, même si nous ne voulons pas nous l’avouer, aucun être humain n’écrit plus » [32]. Pour Kittler, le dernier acte d’écriture a été celui du micro-processeur 4004  d’Intel, par l’ingénieur Marcian T. Hoff, dont le dernier de la série donnera naissance au 8086 à la fin des années 1970. Tous les micro-processeurs qui lui succèderont seront conçus par d’autres micro-processeurs. L’écriture ne peut désormais se passer de la machine d’écriture, à moins de demeurer un exemplaire unique au fond d’un tiroir. De surcroît, la protection de l’accès au micro-processeur à partir des années 1990 ôte à l’écrivain la maîtrise de sa propre machine. Depuis, il est de moins en moins possible de démonter un ordinateur et d’accéder à toutes les couches nécessitant le fonctionnement du traitement de texte. L’écriture elle-même n’est jamais que l’écriture de ceux qui ont écrit les différentes couches logicielles et matérielles des ordinateurs. Sans recours à l’analyse médiarchéologique et des données de masse, la déconstruction de l’écriture ne peut désormais relever que de l’abstraction et d’une vaine herméneutique.

[29] Cf. Quentin Meillassoux, Le Nombre et la sirène, Paris, Fayard, 2011.
[30] Cf. par ex., les oeuvres de Judd Morrissey (The Jew’s Daughter), Ian Bogost (Bloomsday on Twitter), Christophe Bruno (Les Epiphanies), Emmanuel Guez & Christian Giriat (Finnegans Wake – Recirculation, comme suite à la Sonde 05#11 de la Chartreuse).
[31] Cf. par ex. avant la littérature numérique l’OuLiPo, puis dès le milieu des années 1960, les oeuvres de littérature numérique de Theo Lutz, Christophe Petchanatz, Bernard Magné, Nanni Balestrini, le groupe ALAMO, Tibor Papp, Jean-Pierre Balpe, etc.
[32] Cf. Friedrich Kittler, Mode protégé, trad. F. Vargoz, Dijon, Les Presses du réel, 2015.

§. Copier-Coller

Pris en étau entre d’incontournables machines d’écritures qu’il n’est guère possible de maîtriser et le divertissement de masse (Kittler a notamment montré que la valeur du roman contemporain se mesurait à sa capacité de devenir un film, une vision qu’il faut resituer dans les années 1980), l’auteur est devenu une notion presque anecdotique. C’est pourquoi selon Kittler, « anonymat et pseudonymes (comme autrefois les poétesses qui écrivaient dans l’ombre du fondateur Goethe) sont à peine encore utiles. Que les écrivains à la machine s’appellent Lindau, Cendrars, Eliot ou Keun, Schlier, Brück compte peu face aux médias de masse. Une profession d’écrivain désexualisée, ayant pris ses distances avec le statut d’auteur, ne fait que renforcer le domaine du traitement de texte. C’est pour cette raison que tant de romans des nouvelles écrivaines sont des boucles de rétroaction sans fin, transformant les secrétaires en écrivaines. » (F.K., GFT).

En d’autres termes, les écrivaines apparaissent au moment même où disparaît l’auteur, tandis que tous, hommes et femmes, deviennent les simples secrétaires de leur machine à écrire. C’est pourquoi aussi les « affaires » littéraires sont révolues ou, quand elles existent, elles ne sont rien d’autre qu’un divertissement de plus. C’est encore pourquoi le copier-coller finira par redevenir la norme de l’écriture littéraire. Dès le début de l’informatique, les concepteurs de programmes ont gagné le droit d’être considérés comme des auteurs – un logiciel dépend du droit d’auteur et non du droit des brevets. Par un renversement de l’histoire, qui n’a rien d’inattendu, il est probable que nous – dactylographes – reviendrons à cette situation qui a existé jusqu’au 19e siècle : les écrivains se « copie-colleront » – ou se « plagieront » – ou mieux encore, écriront ensemble en formant une joyeuse communauté d’encodeurs et d’encodeuses du réel, exactement comme les informaticiennes et informaticiens le font aujourd’hui.

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* texte : Emmanuel Guez
* œuvre : Annie Abrahams et Emmanuel Guez, Reading Club, 2013-2017
* vignette : Curt Cloninger, dreamRCphoon (lors de la session du Reading Club du 7 avril 2014, sur un texte de Laurie Anderson, « O Superman« )

Le Reading Club est un générateur humain d’écriture. Des lecteurs commentent en même temps un texte donné pendant un temps donné avec un nombre de caractères donné. Il s’ensuit une joute intertextuelle entre humains où, en dernier lieu, le véritable auteur est le programme.

Session du 23 septembre 2013. Mary-Ann Breeze – 3.9.11 _i_dentity_x _or[s]c[h]ism_ (2005-09-29 06:17). Durée : 15 mn – 5 lecteurs : Alan Sondheim, Curt Cloninger, Helen Varley Jamieson, Lucille Calmel et Pascale Gustin.

* Texte original de la session, extrait de : Mary-Ann Breeze, Human Readable Messages, mezangelle 2003-2011, Traumawien, 2011.

3.9.11 _i_dentity_x _or[s]c[h]ism_ (2005-09-29 06:17)

_i _dentity _x _orcism _
(1) exXo[n _valdez _like].cism _of _the _cor[e]p[o]orate _possessed
_i _dentity _E _SS[||XX] _O[n]rcism _
_identity _shifts _in-ex.cell[ph]less.oil.deities _
_i _dentity _dreams.in.the.lap.of.the.stinking _luxX _ur _y _gawds _

(2) Bo _[PAY _didn’t _they]PAL-xXx _or.c[(s)y]s[t(e)]m
_i _dentification _of _[the _other _+unknown _]N _E _my _x _orcisms _
_i _d.[mark _black _]N _tity _x _orcism _

(3) Other [D]E[u]x _[wh]or[e]cisms
_[i _den] _titty _x _orcism _
_occu _[n _sue] _lar||pol[e _dancing _creationism _M _T _moralities]arity _x _orcism _